Don Juan
Depuis Séville, je vous suis pas à pas, et chaque fois que j’ai tenté de vous aborder, d’un regard vous m’avez balayé de votre chemin. Pourtant, j’avais décidé que je vous dirais ce que c’est que l’amour de Juan Tenorio. J’ai pris ce moyen, je vous ai tendu un piège, il faut maintenant que vous m’écoutiez… Voulez-vous m’écouter ?
Léonor ne détournait pas de lui son regard pur… elle n’avait pas à feindre l’indifférence puisqu’elle était toute l’indifférence. Elle écoutait don Juan, nous pouvons même dire qu’elle écoutait avec attention… mais c’était l’attention qu’on a devant la possibilité d’un danger qu’il faut surveiller.
Juan Tenorio eut-il l’intuition de cette indifférence ? Comprit-il alors combien lointaine de lui se trouvait Léonor ? Peut-être, car un soupir désespéré gonfla sa poitrine, et deux larmes brillèrent à ses paupières… Il était pris dans les tourbillons de la sincérité, autrement redoutable que ceux de comédie d’amour.
Sa parole trembla. Ses lèvres pâlirent. Un frisson l’agita.
– Vous ne me répondez pas, Léonor. Je sens que vous ne me répondrez jamais. Et moi, malheureux, je sais trop que je vous aimerai toujours. Quelle vie va être la mienne maintenant ? Quoi ! Ce cœur qui vit en moi avec tant de force va se briser ! Quoi ! Je ne serai pas aimé par celle que j’aime ! Quoi ! Chaque heure, chaque instant de ma triste existence ne sera plus qu’un soupir de regret, une plainte désespérée !…
Il s’écroula sur les genoux, et, le front dans les mains, se prit à sangloter.
Et soudain, la douce et plaintive ritournelle s’éleva dans son esprit, de la romance que, dans la salle à manger du palais Canniedo, une femme invisible lui avait chantée :
« Sommes-nous dix, sommes-nous vingt – qui l’avons vu se mettre à deux genoux… »
Il se releva lentement.
Léonor n’avait pas un geste, pas un mouvement. Elle le regardait. Elle l’écoutait ! Elle le surveillait.
– Non, non ! dit-il. Ce cœur que vous ne connaissez pas, Léonor, veut vivre encore. Il veut aimer encore. Il faut qu’il aime jusqu’à son dernier battement. Jusqu’à son dernier souffle, Juan Tenorio veut adorer Léonor. Oh ! vous ne savez pas ce que c’est que l’amour de Tenorio ! Mes fautes, mes crimes, je vous les ferai oublier ! Vous saurez ce que vaut cet amour que vous méprisez. Vous connaîtrez combien il est grand, et pur, et noble, et si loin de ce que les hommes osent appeler l’amour !… Ah ! ne me reprochez pas d’avoir causé la mort de celle que vous pleurez… de celle que je pleure… de celle qui dort dans la chapelle de Saint-François son paisible et innocent sommeil… Ne me reprochez pas de l’avoir trompée, trahie… Non, Léonor, je ne l’ai pas trompée ! Elle a été victime du destin qui a voulu que je vous aime ! Je le jure sur Dieu, à travers Christa, c’est vous, c’est vous seule que j’aimais !…
Léonor n’avait pas bougé. Seulement, au nom de Christa, elle était devenue un peu plus pâle.
Il se rapprocha d’un pas, joignit les mains, sa voix se fit ardente :
– Je vous aime. Vous êtes mon premier amour. Vous êtes mon unique amour. Vous êtes celle que j’attendais. Vous êtes celle que j’espérais, Que de fois j’ai prononcé le mot amour ! Et combien il était vide de sens !… Que de fois j’ai dit : Je t’aime ! Et combien mes lèvres mentaient ! Ou plutôt, comme elles se trompaient !… Savais-je, alors, ce que c’est qu’aimer ? Comment l’aurais-je su puisque c’est vous que j’attendais ! Tout ce que j’ai dit à Christa, c’est à vous, à vous seule que je le disais. Mes yeux la voyaient, et c’est vous que mon cœur cherchait. Quand je voyais Christa, j’étais heureux, certes, mais dès qu’elle prononçait votre nom adoré, je me sentais mourir d’amour, un étrange frisson me faisait palpiter tout entier, et bientôt j’ai dû reconnaître la douce et terrible vérité : à travers Christa, c’est Léonor, ah ! c’est Léonor seule que j’adorais, c’est aux pieds de Léonor que je jetais mon cœur !…
Un fugitif sourire passa sur sa physionomie lorsqu’il prononça cette phrase maintes fois répétée à d’autres. Il sortit de la sincérité avec la même soudaineté qu’il y était entré… il redevint don Juan… le sophisme jaillit :
– La morale des hommes ne peut ni me
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