Douze
et que je ne savais pas quand j’allais revenir, mais je ne fis aucune référence aux nouveaux camarades que j’avais rencontrés la nuit précédente seulement.
Je rendis visite une nouvelle fois à Domnikiia. Mon esprit était focalisé sur le voyage qui m’attendait et sur la vacuité de ma lettre à Marfa, et ainsi je fus peu bavard. Comme avec Marfa, il était sage de ne pas discuter en détail de mon travail.
— Je quitte Moscou ce soir, lui dis-je.
— Pourquoi ? demanda-t-elle comme si la nouvelle n’était pas inattendue.
— La guerre. Tu te souviens ?
Je n’avais pas besoin d’être sarcastique.
Elle s’approcha et s’allongea à côté de moi, me caressant les cheveux. Elle me fixa du regard.
— Allez-vous revenir ?
— Bien sûr, répondis-je, en sachant pertinemment que c’était une question à laquelle aucun soldat ne peut répondre avec une certitude absolue.
— Quand ?
— Avant que Bonaparte arrive ici.
C’était censé être une plaisanterie, mais ma propre croyance en la possibilité que Bonaparte arrive à Moscou en gâta l’énoncé.
Cet après-midi-là, Domnikiia fut étrangement distraite, étrangement ailleurs, comme si elle avait oublié toutes ces pièges et affectations qui la rendaient si douée dans son travail et laissaient si bien penser qu’elle ne le voyait pas comme un travail. Elle était comme d’autres prostituées avec qui j’avais été, un simple morceau de chair féminine obéissante. Je n’aurais su dire si elle avait oublié sa façade parce qu’il n’y avait aucune perspective de poursuivre les affaires avec un homme sur le point de mourir, ou si la perspective de ma mort l’avait véritablement perturbée.
Tandis que je me rhabillais, elle saisit l’icône que Marfa m’avait envoyée et plongea son regard dans les yeux du Sauveur.
— Vous n’avez commencé à porter cela que l’autre jour. Qui vous l’a donnée ?
Il me parut quelque peu déplacé de lui parler de mon épouse, non pas parce que cela aurait pu offenser Domnikiia, qui devait être habituée à de telles choses, mais parce que cela me parut offensant pour Marfa elle-même d’être évoquée dans cette chambre.
— Je l’ai depuis une éternité. Il m’a juste semblé approprié de commencer à le porter, maintenant que le danger est si proche.
— Oh, fit-elle d’un ton pensif. (Puis, comme si elle changeait de sujet : ) Max a dit… (Elle releva les yeux vers moi. Il semblait que Max avait mentionné Marfa comme expéditeur de l’icône. Si cela était effectivement ce que Domnikiia avait été sur le point de dire, elle changea d’avis.) Max a dit que vous n’étiez pas superstitieux.
— Max parlait pour lui-même.
Elle passa la chaîne par-dessus ma tête et accrocha de nouveau l’icône autour de mon cou.
— Promettez-moi de ne jamais l’enlever.
— Pourquoi ? demandai-je.
— Elle vous protégera. Promettez-le-moi !
— Je le jure.
C’était plutôt facile à dire. Porter l’icône ne pouvait pas me nuire, même si je doutais qu’aucun dieu ne changerait son attitude à mon égard à cause d’un petit morceau de métal suspendu à mon cou. C’était néanmoins un réconfort de sentir l’icône contre ma poitrine, pour une raison entièrement différente. Elle agissait comme un rappel, une évocation de mon épouse superstitieuse qui me l’avait envoyée et de ma maîtresse superstitieuse qui insistait pour que je la porte.
Lorsque je quittai la maison close, un groupe de jeunes officiers, environ huit, de moins de vingt ans, flânait à l’extérieur. Ils savaient clairement de quel type d’établissement il s’agissait et rassemblaient leur courage pour y entrer. Comme de nombreux jeunes hommes, et peut-être plus particulièrement les jeunes soldats, ils semblaient étudier le problème du point de vue de leurs relations mutuelles, plutôt que d’envisager les relations plus stimulantes qu’ils pouvaient espérer avoir avec les jeunes femmes à l’intérieur. J’avais eu à peu près leur âge lors de ma première visite dans un bordel mais, à leur différence, j’y étais allé seul. J’avais beaucoup apprécié l’expérience mais, même à cette époque, je n’avais pas considéré que c’était le genre de choses à évoquer avec mes amis.
Toutefois, pour ces jeunes hommes, l’important était la façon dont ils se verraient les uns les autres, un rite de passage à la virilité durant lequel les apparences
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