Douze
sens. Elle était la plus révélatrice de leurs qualités, une arme à double tranchant. C’était elle qui leur permettait de tuer avec tant de facilité, avec une telle détermination et sans hésitation. À un moment donné de leur vie, ils avaient trouvé le moyen de s’amputer de leur humanité, la voyant comme un obstacle à ce qu’ils désiraient atteindre. Mais, ayant perdu la retenue que confère l’humanité, ils avaient également perdu sa protection. Ils avaient perdu ce signe secret maçonnique de reconnaissance qu’un humain voit dans un autre, qui est source de pitié et le retient de tuer s’il existe une autre solution. Matfeï s’était peut-être libéré de tout scrupule à tuer un homme, mais il en payait le prix : tout homme connaissant sa nature n’aurait aucune réticence à le détruire, lui.
Peut-être était-ce moins complexe que cela. Peut-être la raison pour laquelle je ne regrettais pas la mort de Matfeï était simplement que je n’en avais pas été témoin. Matfeï était mort bien des années auparavant, il y a très, très longtemps, lorsqu’il s’était initialement transformé. La décomposition rapide de ses restes, à laquelle je venais tout juste d’assister, n’était que la libération instantanée de toutes les années de pourriture accumulées depuis qu’il était mort. Je ne savais pas s’il avait, lors de son véritable décès, volontairement choisi la voie de mort-vivant que son corps avait prise ou s’il y avait été contraint. C’était de cette réponse que dépendait toute la question de savoir s’il méritait la moindre pitié.
Un bruit au-dessus de moi interrompit ma contemplation. Un pied botté brisa l’une des fenêtres hautes et étroites qui donnaient sur la rue. Une voix cria à l’intérieur. C’était l’un des Opritchniki. Je ne savais pas lequel – je trouvais toujours difficile d’en distinguer certains de visu , sans parler de les reconnaître à leur voix –, mais il appelait Matfeï. L’Opritchnik – le voordalak – se glissa par la fenêtre brisée les pieds en avant, mais, plutôt que de sauter sur le sol de la cave (un saut de plus de deux mètres), il resta suspendu là, soutenant l’ensemble de son poids à l’aide d’un seul bras et utilisant l’autre pour se saisir de quelque chose qu’il avait laissé à l’extérieur. Je pouvais maintenant voir que c’était Varfolomeï.
Ayant trouvé sa prise, Varfolomeï se laissa enfin tomber au sol, traînant avec lui par la fenêtre le corps inerte d’un soldat. L’uniforme vert foncé révélait qu’il s’agissait d’un Italien, l’un des nombreux soldats non français qui composaient presque la moitié de la Grande Armée. Varfolomeï le tenait fermement par le col de son manteau. Lorsque le corps tomba, il perdit sa prise et le soldat – un carabinier, si j’en jugeais correctement, qui ne pouvait pas avoir plus de dix-sept ans – s’écrasa par terre. Il grogna et tenta de se tourner sur le flanc. Comme je l’avais déjà vu précédemment, les Opritchniki préféraient que leur repas ait encore un peu de vie en eux.
Varfolomeï s’agenouilla à côté de sa proie, parcourant du regard le corps du jeune homme et se frottant le visage et le cou, semblant gagné par un pressant désir. Une fois encore il appela Matfeï, assez généreux pour partager son trophée avec son ami.
— Matfeï ne peut pas t’entendre, je le crains, Varfolomeï.
Je parlai avec une confiance née de mon combat précédent, mais injustifiée au regard de la chance qui avait permis ma victoire.
Varfolomeï fit volte-face et se ramassa dans une position accroupie, prêt à l’attaque. Il était, je crois, le plus jeune de tous les Opritchniki. C’est-à-dire, le plus jeune d’aspect et donc le plus jeune lorsque sa mort était survenue. Une fois préservé dans cet état, il avait pu errer sur terre pendant des siècles – peut-être même plus longtemps que tous les autres – ou pendant quelques mois seulement. C’était impossible à dire –, et ce n’étaient que des conjectures de ma part.
— Où est Matfeï ? demanda-t-il.
Je fis un signe de tête en direction du monticule de vêtements qui gisaient, abandonnés, contre le mur, recouverts du résidu poudreux qui était tout ce qui restait de Matfeï.
— Tu ne le reconnais pas ?
Varfolomeï s’approcha et examina ce qui subsistait de son camarade. Il eut une grimace de dégoût exprimant exactement ce
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