Du sang sur Rome
propos séditieux, j’aurai peut-être une chance de t’en
dire plus sur les raisons de mon appel. »
Cicéron avala en grimaçant, comme si le vin s’était
transformé en vinaigre au contact de ses lèvres.
— Nous nous sommes éloignés du sujet il y a un moment,
je crois. Que dirait notre Diodotus, Tiron ? A quoi m’a servi de payer ce
vieux Grec toutes ces années si je ne suis même pas en mesure de conduire un
dialogue sensé sous mon toit ? Une conversation décousue n’est pas
seulement inconvenante ; dans de mauvaises circonstances, elle peut être
fatale.
— Je ne suis pas sûr d’avoir saisi, honorable Cicéron.
Il me semble que nous complotions la mort du père de quelqu’un. Mon père, ou
celui de Tiron ? Non, ils sont tous deux déjà morts. Le tien, peut-être ?
Cicéron ne trouvait pas ça drôle.
— Je t’ai soumis une hypothèse de travail, Gordien,
pour avoir ton avis sur certains éléments – méthodologie,
faisabilité, plausibilité –, concernant un crime bien réel, qui a déjà eu
lieu. La tragique vérité, c’est qu’un fermier de la ville d’Ameria…
— Qui ressemble à notre vieillard ?
— Trait pour trait. Je continue : que ce fermier a
été assassiné en pleine rue à Rome pendant les ides de septembre, la nuit de la
pleine lune – il y a bientôt huit mois. Tu sembles le connaître de
nom : Sextus Roscius. Bien, dans huit jours exactement, son fils passe en
jugement. Il est accusé d’avoir commandité le meurtre de son père. C’est moi
qui assure sa défense.
— Avec un tel avocat, il n’est pas besoin de procureur.
— Pardon ?
— Tout ton discours tend à prouver qu’il est coupable.
— Il n’en est rien ! Ai-je été si convaincant ?
Je devrais le prendre comme un compliment : j’essayais seulement de
présenter l’affaire comme ne manqueront pas de le faire ses détracteurs.
— Tu veux dire que Sextus Roscius est innocent ?
— J’en suis persuadé. Sinon, pourquoi le défendrai-je
contre une accusation si monstrueuse ?
— Cicéron, je connais assez les avocats et les orateurs
pour savoir qu’ils n’ont pas besoin de croire pour argumenter. Ni qu’un homme
soit innocent pour le défendre.
Tiron me foudroya du regard.
— Tu n’as pas le droit ! Marcus Tullius Cicéron
est un homme de principes, d’une intégrité à toute épreuve, qui dit ce qu’il
pense et pense ce qu’il dit. Une exception à Rome, mais tout de même…
— Suffît ! interrompit Cicéron d’une voix forte
mais sans colère. Il étendit la main dans un geste d’apaisement, incapable de
refréner un sourire.
— Veuille excuser le jeune Tiron. C’est un serviteur
loyal et je lui en suis reconnaissant. Ce n’est pas si courant de nos jours !
(Il le regarda avec une affection non déguisée.) Trop loyal, peut-être ?
Voilà une bonne question pour le prochain cours de Diodotus : un esclave
saurait-il être trop fidèle ? Trop prompt à prendre la défense de son
maître ? Qu’en pensez-vous, tous les deux ?
Cicéron attrapa une demi-tranche de pomme et la considéra
entre le pouce et l’index, comme s’il doutait que son estomac fragile puisse la
digérer. Le silence s’installa, rompu seulement par les trilles d’un oiseau
dans l’atrium. Dans le calme retrouvé, on aurait cru entendre la pièce
respirer, chercher son souffle. Le rideau se creusait, puis se bombait, sans
jamais lâcher l’air qui semblait prisonnier de, son ourlet, comme une chose
vivante et chaude. Cicéron fronça les sourcils et replaça le morceau de pomme
sur le plateau.
Enfin, le rideau claqua ; le soupir longtemps contenu
jaillit. Un souffle d’air chaud déferla sur le carrelage.
— Tu me demandes si je crois à l’innocence de Sextus
Roscius ? (Il joignit les mains, doigts tendus.) La réponse est oui. Quand
tu le verras, tu en seras convaincu comme moi.
Allait-on enfin se mettre à parler sérieusement ? Je
commençais à en avoir assez de renvoyer la balle, assez des ondulations du
rideau et de la chaleur étouffante.
— Comment l’a-t-on tué, le vieux, au juste ? A la
matraque ? Au couteau ? A la pierre ? Combien y avait-il d’assaillants ?
Y a-t-il des témoins ? Les a-t-on identifiés ? Où se trouvait son
fils à l’heure du crime ? Qui d’autre avait intérêt à le tuer ?
A-t-il laissé un testament ? Qui a porté plainte contre le fils, et
pourquoi ? (Je me tus le temps d’avaler une
Weitere Kostenlose Bücher