Duel de dames
chats leur feront bonne guerre. (Elle garda un court silence alors qu’ils
s’engouffraient dans le corridor qui longeait ses appartements.) Je suis plus
inquiète pour la fauconnerie, reprit-elle, il ne cesse d’en mourir depuis cet
hiver. Charles a été fort marri de perdre son bel émouchet [9] . On ne sait ce qui
les empoisonne.
L’émouchet lui fit penser à Autan, l’épervier qu’elle
avait élevé au château de Ludwigsburg, et qu’elle avait laissé derrière elle en
Bavière. Elle eut un accès de rancune contre son père en entrant dans sa
chambre. Il l’avait envoyée en France en sachant qu’elle n’en reviendrait
jamais. L’aurait-elle su, elle aurait emporté Autan avant tout autre, Autan à
peine dressé, toujours regretté, et jamais égalé.
Une bouffée de chaleur les assaillit, un feu
flambait joyeusement dans la grande cheminée à cariatides. Le large lit à ciel
et à courtines, ceint de banquettes rembourrées de velours frappé de fleurs de
lys, trônait sur une estrade à degrés recouverts de tapisseries armoriées. Isabelle
se débarrassa de sa houppelande, et alla s’étendre sur la courtepointe avec un
long soupir d’aise, le buste appuyé contre un fouillis d’oreillers de satin
ivoire. Jean la Grâce prit place à son chevet sur une des banquettes. La
coutume voulait que la chambre à coucher soit un lieu de réunion où les maîtres
de céans recevaient leurs gens ou leurs visiteurs, jusque dans la couche où l’on
dormait nu avec les hôtes de marque, suivant les règles de la courtoisie.
La cloche des Célestins retentit. Le visage de la
reine se contracta.
— None [10] passée. Cette
attente est intolérable.
Les chambrières s’employaient à allumer tous les
chandeliers en ce jour de nuit et de froidure. D’autres apportèrent bientôt sur
des drageoirs des timbales d’argent et des pichets de vin herbé qui fleurait
bon, qu’elles disposèrent sur une crédence, à portée de la reine et de son
confesseur. Enfin, elles s’agenouillèrent avant de se retirer. Jean la Grâce se
versa aussitôt une bonne rasade de vin qu’il but d’un coup.
— Pardonnez-moi, madame, mais les plumes me
donnent soif, s’excusa-t-il avec un hoquet.
— Tu es un boit-sans-soif, moine dévoyé. Ne m’en
serviras-tu donc pas ?
Il emplit l’autre gobelet qu’il tendit à Isabelle
et se resservit. Frère mendiant de l’ordre des Cordeliers, Jean était dru, d’allure
et de traits. Il était un homme de belle taille, jaune d’yeux comme de cheveux,
et fort en gueule. Tout en sirotant et grignotant des dragées au gingembre, ils
parlèrent du roi et des derniers courriers qui le disaient encore à Toulouse, chez
Gaston Phébus, comte de Foix.
— N’est-ce pas ce même comte de Foix qui
vendit fort cher sa pupille, Jeanne de Boulogne, à notre vieil oncle de
Berry l’année passée [11] ?
— Ce n’était pas trop cher payé pour acquérir
avec cette enfant de douze ans le comté de Boulogne, et des droits sur l’Auvergne.
Isabelle s’assombrit, encore et toujours ces dots
prodigieuses dont elle avait été dépourvue. Elle en gardait une viscérale peur
du dénuement.
— À ce jour, je n’ai nulle connaissance de
princesse épousée d’amour vrai comme tu le fus, Reinette, sourit Jean la Grâce,
qui suivait sans mal le cours de ses pensées.
— Un amour vrai qui me viola cruellement au
soir de mes noces, répliqua-t-elle avec acrimonie.
— Je croyais que tu avais pardonné…
— Devant Dieu, oui ! Il m’aime, il m’adore,
il m’idolâtre même, et me le prouve sans désemparer. Et j’ai pour lui tendresse
et grande pitié à ce jour, car il est bon et doux, et s’épuise à donner plaisir
à son monde. Il fallait bien que les poisons du Navarre l’aient changé cette
nuit-là en soudard [12] .
Certes, le roi avait perdu la tête et dépucelé sa
femme-enfant avec une sauvagerie dont il ne gardait nul souvenir, et dont l’idée
même le hantait et l’horrifiait encore. Frère Jean n’était pas en France en ce
temps, il doutait cependant des poisons de Charles le Mauvais, roi de
Navarre, même si celui-ci en avait été prodigue toute sa vie. Paix à son âme, il
était mort depuis.
— Oui, il s’épuise à donner plaisir, répéta
la reine qui songeait à son époux, et j’ai grand souci de lui. « La
jeunesse est une affection dont on guérit prestement, et plus prestement encore
lorsqu’on la consume si
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