Duel de dames
son frère « la surprise faite à sa volonté »
et donna à la reine les villes de Saint-Dizier et de Chaumont en bailliage, pour
soutenir le train et le nourrissement de sa maison qui ne cessait de s’accroître
d’enfants.
*
Le printemps de 1404 fut froid et pluvieux. Une
épidémie de fièvre infectieuse fit de grands ravages dans le pays. Le duc de Berry
en fut atteint et son entourage crut qu’il allait mourir, mais il s’en releva
malgré ses soixante-quatre ans.
Philippe le Hardi, qui revenait des Flandres, se
sentit à son tour gravement atteint. Il se fit transporter en litière au
château de Hal, le plus proche, où il rendit le dernier soupir, le
27 avril 1404, dans sa soixante-troisième année. Toute sa vie, il
avait été en quête d’argent, car, si ses biens étaient immenses, il était
souvent démuni de fonds et fort endetté par l’étalage de sa munificence. Et à
force de s’opposer à la levée d’impôts, pour contrer son neveu, la mort le
surprit au moment où il était le plus démuni. Ses fils durent recourir à un
prêteur et engagèrent son argenterie et ses joyaux pour payer les frais des
funérailles. Philippe, sur son lit de mort, voulait être vêtu de la robe des
Chartreux, et ce fut un couvent voisin qui fournit ladite robe. Puis le cortège
en grande pompe s’organisa par étapes jusqu’à sa capitale de Dijon, où les
obsèques solennelles furent célébrées dans la splendeur de la chartreuse de
Champmol, récemment érigée. Philippe le Hardi avait voulu faire de cette
abbaye la nécropole des ducs de Bourgogne pour rivaliser de lustre avec
celle des rois de France à Saint-Denis. Mais sa dépouille ne put reposer dans l’admirable
tombeau qu’il avait commandé aux ateliers du grand Claus Sluter [87] .
Le mausolée était toujours en chantier, la partie sculpturale des « plorants »
d’albâtre, soutenant la dalle de marbre noir où reposeraient les statues des
gisants du duc et de la duchesse de Bourgogne, restait à faire. Les fonds
manquaient, il fallut se résoudre à mettre son corps dans un sarcophage de
plomb, dans un caveau de la chartreuse de Champmol.
*
Isabelle eut un grand chagrin de la perte de cet
oncle, en dépit de leurs différends. Elle avait plus confiance en la sagesse du
grand homme disparu que dans les velléités de son beau-frère, qui, lui, se
réjouissait de cette mort soudaine. Il se disait être enfin libre de son
gouvernement, ce qui n’était que justice car, durant les absences de son frère,
il était roi après le roi.
— Tu comptes sans ton cousin de Nevers qui te
hait fort, lui fit remarquer la reine.
— Nevers ! se vanta-t-il. Je fais mon
affaire de ce vilain duc.
Mézières avait appris à Isabelle qu’il ne fallait
jamais minorer son adversaire, mais elle était trop excédée pour en discuter, d’autant
qu’on vint la réclamer à l’hôtel du roi. Charles VI, dans son bon sens, venait
d’apprendre la triste nouvelle, il était inconsolable, et n’avait point de
secours en la funeste circonstance, car le nain Cerise, la jeune Odette de Champdivers
et leurs proches, Bourguignons pour la plupart, pleuraient comme des enfants la
perte de leur duc à qui ils devaient tout.
La détresse de son époux lui toucha le cœur. Il
disait que son père était mort et qu’il voulait mourir aussi. Elle pleura avec
lui, le rasséréna de ses bons soins et de son amour, et ne le quitta que lorsqu’il
fut endormi.
Quand elle regagna son hôtel de la Pissotte, d’autres
larmes l’attendaient. Nicolette sanglotait dans les bras d’Ozanne, et frère
Agreste, assis sur une banquette, avait les mains croisées sur ses genoux, son
regard bleu pâle perdu dans le vide. Isabelle en conçut de la colère, ne
doutant pas de ce qu’elle allait apprendre.
— Il m’apparaît, frère aux Bœufs, que votre
clairvoyance ne s’attache guère à votre personne et que, en ce qui vous
concerne, vous êtes aveugle !
23
Le rapt de Juvisy
Hé Dieu ! Pourquoi désirer si cher
La joie empoisonnée de la chair
Qui corrompt tant notre nature,
Et qui, las, si courte ne dure ?
Après elle se paye si cher !
Les Vers de la mort , Hélinand de Froimont, fin
XII e siècle
— Vous avez raison, honorée dame, j’ai cessé d’être
en la grâce de Dieu, il m’a rendu aveugle en punition, murmura frère Agreste
dans une grande contrition.
Il sembla à Isabelle que Jean la Grâce l’emplissait
de toute son
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