Duel de dames
Charles VI,
dans les replis de son chaperon, sans sortir de sa torpeur.
— C’est pour le moins, sire, croisade n’est
pas promenade. Le sang versé sera considérable, il faut être prêt à donner le
sien. Aussi, je soutiens encore et avec détermination, conclut Mézières, qu’il
nous faut un nouvel ordre de chevalerie, une armée rénovée pour faire une bonne
guerre sainte.
— Tout comme ces hordes de janissaires
sanguinaires ? ironisa Craon.
— Que sais-tu des janissaires ? grogna
Olivier de Clisson qui depuis le début du repas rongeait son frein.
— Qu’ils sont des mécréants, cela devrait
suffire, monsieur le connétable. Et qu’ils ne peuvent se comparer avec nous
autres, chevaliers chrétiens.
— Et de quel chevalier parles-tu ? Du
guerrier ou du courtisan ?
— Je suis des deux noblement, répliqua le
sire de Sablé, piqué par l’insinuation qui le visait manifestement. Vous
seriez étonné à me voir au champ de bataille.
— À te voir au champ ? ça oui, j’en
serais fort étonné ! répliqua Clisson en enfournant un petit pâté d’anguille
d’une main, et en tendant son hanap à un échanson de l’autre.
Le ton familier du connétable était à dessein
humiliant, et soulignait le fossé qui séparait ce petit baron, tout cousin qu’il
était du duc de Bretagne, Jean de Montfort, avec un connétable de
France.
— Pouvez-vous nous instruire sur ces fâcheux
janissaires ? demanda la reine à son précepteur, rompant le dangereux
affrontement des deux hommes.
Philippe de Mézières, qui dépeçait des dents
une caille farcie, prit le temps de s’en débarrasser dans une des corbeilles de
table, et s’essuya la bouche et les mains à un pan de la nappe.
— Les janissaires, et je vais vous surprendre,
commença-t-il doctement, sont des anciens baptisés. Ils sont faits prisonniers
lors de razzias dans les enclaves chrétiennes en terre ottomane, et mis en
esclavage. Cette pratique s’appelle devchirmé , ou cueillette, en turc, ils
sont choisis très jeunes, sont islamisés et entièrement consacrés à la guerre. Il
n’y a rien de plus redoutable que ces nouveaux convertis.
— Voulez-vous dire qu’il nous faudrait nous
battre contre des chrétiens ? souffla Louis, interloqué.
— Que nenni. Ils sont musulmans, et ne doutez
pas de la force de leur foi, ce serait douter imprudemment de leur vaillance. Ils
sont même, en quelque sorte, adoubés par leur padischah en ces termes :
« Que la face des guerriers soit toujours blanche, leurs bras redoutables,
leur sabre tranchant, leurs flèches mortelles, et qu’eux-mêmes soient toujours
victorieux. »
— Faut-il être apostat, esclave et fanatique
pour vaincre ? lança Craon, qui fut aussitôt foudroyé par l’œil unique du
Boucher borgne, lequel ne supportait manifestement ni sa présence, ni même le
son de sa voix.
— Ils sont tout cela, assurément, releva
précipitamment Mézières, inquiet de la rage que couvait le connétable. Mais ils
forment surtout une redoutable armée permanente et disciplinée, surentraînée, payée,
entretenue, et d’une grande dévotion à leur sultan qu’ils appellent leur père
nourricier.
— Alors que nos bataillons sont constitués de
preux, individualistes et désordonnés, de mercenaires faits de sac et de corde,
oubliés au paiement de leur solde, et tout ce joli monde ne va jamais dans le
même sens, marmonna Jean la Grâce qui, naguère, avait été un chapelain
consterné sur les champs de batailles de Flandre.
Son intervention en choqua plus d’un ; même
le roi, qui semblait endormi aux douces sonorités de la musique lénifiante, leva
la tête.
— Soutenez-vous, jeta-t-il au chapelain, que
l’ost du roi de France manquerait de courage et de fidélité ?
— Pardon, sire, mais je confirme les propos
de frère Jean, ronchonna Olivier de Clisson. Les chevaliers chrétiens
montent à l’assaut dans le plus grand désordre, se poussant à qui sera le
premier, cherchant pour leur seule gloire le haut fait d’armes sans respect des
plans de bataille. Ce n’est pas le courage et la fidélité qui leur manquent, certes
non ! Ils en ont tant à revendre que c’en est gâchis. Non, ce qui leur
manque, c’est un peu de jugeote, et c’est le connétable trop souvent navré qui
vous en parle.
— Alors que les janissaires, s’empressa d’enchaîner
Mézières, à l’opposé, sont des milices d’élite qui sont
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