Elora
qu’ils n’obtenaient pas. Les heures passant, ils s’inquiétaient de plus en plus d’Elora. Car, si elle avait été emmenée sans ménagement avec eux et poussée à leur suite dans l’escalier étroit et sombre qui béait vers les profondeurs humides de la forteresse, lorsqu’ils étaient enfin parvenus en bas, face au corridor à peine éclairé d’une torchère, elle n’était plus là. À sa place, fermant la marche, Michelotto souriait cruellement. Leur refusant toute explication, l’homme de main de César Borgia avait attendu qu’on les enferme avant de remonter les marches en sifflotant.
À présent qu’emportant la lumière, les soldats les avaient abandonnés, les deux anciens compagnons d’armes fixaient sans le voir le plafond bas de leur geôle, allongés côte à côte, les bras croisés sous la nuque, emmurés dans leur angoisse, et agacés par le couinement des prélats, enclins comme le reste du Vatican à utiliser la moindre promiscuité pour tromper leur colère et jouir de la nuit.
*
Elora n’était pas totalement invulnérable. Elle le découvrit piteusement à ses dépens en recouvrant ses esprits dans la pièce circulaire et obscure où ses geôliers lui avaient entravé les pieds et les mains contre le mur de pierre. Il avait suffi d’une seconde pour qu’elle baisse sa garde. Une seule seconde dont, sans seulement en avoir conscience, ses ennemis s’étaient servis.
Elle se souvenait bien de ce qui l’avait troublée. Le sentiment, depuis deux jours déjà, que Khalil était en souffrance, qu’il appelait désespérément à l’aide. Pour s’en défaire, la veille, elle avait accompagné Lucrèce et Julie Farnèse au sommet du château Saint-Ange. Tandis que ces dames faisaient la tournée des canons, escortées par Giovanni Sforza, l’époux de Lucrèce, Elora avait balayé du regard l’autre rive du Tibre où le bohémien avait coutume de l’attendre. Il était facilement reconnaissable avec son accoutrement caractéristique aux couleurs vives, son large chapeau et son singe. Elle ne l’avait pas trouvé parmi les badauds et les marchands, et son inquiétude s’était accrue. Lorsque César Borgia était venu leur signifier leur arrestation, elle s’était convaincue avoir en réalité perçu l’imminence de celle-ci. Mais alors qu’elle descendait les marches, la certitude soudain qu’il était enfermé là, dans ce ventre de pierre, à l’article de la mort, l’avait reprise comme un hurlement dans sa propre chair. C’était l’instant qu’avait choisi Michelotto pour lui abattre la crosse de l’épée derrière le crâne. Du moins était-ce ce qu’elle déduisait de la douleur qui plombait encore sa nuque, et du parfum si particulier dont ses cheveux étaient imprégnés.
« On n’apprend qu’à ses dépens », songea-t-elle. Elle aurait dans l’avenir à se protéger de bien plus dangereuses créatures. Mieux valait goûter ce jourd’hui à ses limites pour les repousser demain. Ce constat établi, elle se demanda lequel des Borgia entrerait le premier dans la pièce. Lucrèce qui, retrouvant sa dame d’honneur, paradait plus que jamais et se prétendait ravie de leur amitié depuis que Djem la couvrait d’œillades ? Ou César qui ne cachait plus son désir d’elle ?
Ce fut, à sa grande surprise, le pape lui-même qui, précédé d’une torche, s’avança par la voûte d’un tunnel de pierre. Il n’était pas seul. Puant de sang et de purulence, se tenant une épaule visiblement démise, Khalil suivait, poussé méchamment par César. Le cœur d’Elora se serra. Le petit bohémien avait été torturé. Elle retint son envie de les exterminer sur place. Le père et le fils.
Craignant ses foudres, Alexandre VI demeura sur le seuil de la petite salle circulaire, attendit que l’enfant se traîne jusqu’à lui pour demander, d’une voix faussement doucereuse :
— Est-ce bien là ton ange gardien, mon petit ?
Des larmes embuèrent les yeux de Khalil lorsqu’il les posa sur elle, exprimant autant de désespoir que d’excuses. Il lâcha un oui pitoyable, s’affaissa sous le poids de la main du pape qui, en récompense, venait de froisser sa chevelure noire et bouclée.
— Je doute que cette fois elle puisse voler jusqu’à toi. Je doute qu’elle puisse revoler un jour, en fait.
Abattu par la fièvre qu’avaient provoquée les lacérations du fouet, Khalil ne retrouva pas en lui cette hargne qui l’avait
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