Elora
faibles.
Oui, certains hivers ne sont que grisaille et désolation, persuadés d’ensevelir toute volonté humaine dans le lourd fardeau de leur désespérance. Comme une punition divine.
Ainsi en est-il de celui-ci, en cette nuit du trente et un décembre 1494, alors qu’une tornade balaie les collines de Rome et vient mourir dans la vaste cour intérieure du Vatican. Le pape garde les mains croisées derrière son dos, le visage offert à la bourrasque. En dépit de la froidure, il se tient debout devant la fenêtre grande ouverte de sa chambre. Il écoute la clameur. Celle qui, traversant le Tibre sur les ailes du vent, arrive de Rome. Derrière lui, la couche est vide. Brûlante de fièvre, la toux grasse, Julie a réclamé du repos. Il le lui a accordé. Il est seul. Face à la trahison d’un peuple envers son Église. Face à la sienne envers Dieu.
Charles VIII vient d’entrer dans la ville sous les acclamations des Romains. Sortis de leurs maisons malgré la pluie drue et une boue délavée qui encrasse leurs chaussures, ils illuminent son trajet de flambeaux en si grand nombre que la pluie et les rafales de vent ne peuvent les éteindre tous.
« Francia ! Francia ! Vincula ! Vincula ! » gueulent-ils sur son passage. Le roi de France vient en conquérant après une semaine de négociations.
Alexandre VI inspire cet air qui lui roidit les poumons, en frissonne de rage. Lorsqu’il se recule pour rabattre les deux battants de la fenêtre, sa chemise de nuit ruisselle d’une eau glacée qui détrempe le parquet à ses pieds.
Un autre que lui l’aurait ôtée pour ne pas s’enrhumer. Mais un autre que lui n’aurait pas créé un empire sur la seule garantie de son impitoyable volonté.
Il se coucha tel quel, sur la couverture, certain de son immunité.
Sitôt terminée sa conversation avec Elora en la chapelle Sixtine et embrassé ses femmes, Alexandre VI avait envoyé une délégation auprès de Charles VIII pour le supplier de capituler. Elle était revenue penaude. Le roi de France réclamait toujours la légitimité du trône de Naples, la bénédiction pour sa croisade et le prince Djem pour la mener.
Alexandre VI fut alors inspiré.
Il congédia le duc de Calabre en lui promettant qu’il restait son allié contre les prétentions de la France sur Naples. Ce désaveu de façade n’était qu’une manœuvre politique destinée à tromper leur ennemi commun.
Le jour même, l’armée du duc quittait la place avec l’assurance de ne pas être inquiétée par les Français, et le roi Charles envoyait ses ambassadeurs au Vatican pour négocier un arrangement.
Sur la base de celui-ci, dans la journée du vingt-sept, mille cinq cents hommes prirent position sur la rive gauche du Tibre.
Le trente, Alexandre VI accorda l’autorisation de réquisitionner des palais pour loger les officiers, et Jacques de Sassenage et Aymar de Grolée regagnèrent celui qu’ils avaient quitté.
Pour finir, en ce matin du trente et un décembre, il avait dépêché une escorte pour signifier au roi Charles qu’il était attendu le lendemain.
Mais Charles VIII, escorté des cardinaux Julien della Rovere, Savelli et Péraud, entendait montrer au pape qu’il triomphait. Il se présentait avant l’heure prévue par Sa Sainteté, en plein cœur de la nuit, certain de lui gâter le sommeil.
Le roi se trompait. Lorsqu’il descendit de cheval sous la pluie battante, accueilli par Jacques de Sassenage au palais Saint-Pierre, Alexandre VI, les mains croisées sur sa poitrine trempée, dormait comme un nouveau-né.
*
Toute la nuit, un long cheminement de soldats passa la porte du Peuple laissée ouverte. Les fantassins en premier, mêlant aux arquebuses et aux arbalètes des Gascons les piques des Suisses et les hallebardes des Allemands, hache à la ceinture. Les chevau-légers leur succédèrent puis, crinières et oreilles coupées, les chanfreins couverts d’un tissu rouge sang, ce fut le tour des destriers arrogants des hommes d’armes, eux-mêmes chargés de masses, d’épées et de lances. Suivirent trente-six chariots tirés par des bœufs. Sur chacun d’eux reposait un canon de huit pieds de long. Sans parler des couleuvrines et des fauconneaux, de plus petite taille, maniés sur roulettes par les artilleurs. Et après eux encore, solidement attachées à dos d’homme, des spingardes.
La boue qui dévalait des collines sous les abats d’eau rendait la progression des hommes
Weitere Kostenlose Bücher