Elora
difficile, éclaboussait les mollets des curieux. Accolé contre la façade des maisons, un falot en main, le peuple oscillait entre la peur et le soulagement. Avec cette armée qui prenait Rome, c’était la famine qui la quittait. Et, tout à la fois, malgré la promesse du roi, une ville qui s’offrait à des soudards fatigués. Parfois, lorsque ces derniers relevaient la tête sous leurs capuches, leurs visages rongés de barbe et creusés de rancœur apparaissaient aux Romains effrayants de convoitise. Leur regard, aussi cinglant que la pluie, jaugeait comme du bétail cette foule qu’ils bousculaient. Les femmes dans leurs robes aguichantes, les hommes qui rassemblaient leur famille sous un bras protecteur, les prélats, gras et repus, la lèvre boursouflée de luxure. Ils détournaient les yeux en ricanant et continuaient leur progression, comme un long serpent vers son nid, avides d’une soupe chaude, de lits chauffés à la brique, de flammes dans l’âtre et de vin dans le gosier.
Face aux monuments d’une Rome antique, ils demeuraient impassibles. Passaient leur chemin en accusant les bourrasques. Chacun espérant enfin le signal. Un bras levé devant eux qui les immobiliserait, comme ceux qui les avaient précédés.
Dès qu’aperçu, ils obliquaient vers un quartier, s’enfonçaient dans un autre, lentement, prisonniers encore d’un semblant d’ordre, se détachant du corps d’armée qui continuait de se disperser par groupes, cherchant un logement pour la nuit. Pour toutes les nuits à venir, aussi longtemps que le roi le jugerait nécessaire et ainsi qu’ils l’avaient fait dans chacune des villes qu’ils avaient forcées.
Forcées, oui.
Car, arrivés enfin à leur but, ils oubliaient toute réserve, indifférents à ces gens qui jusque-là les avaient acclamés comme à la promesse que le monarque leur avait faite.
Retrouvant une énergie ignominieuse, ils enfonçaient portes et volets, chassaient à grands coups de pied les occupants effrayés et se servaient tels des charognards, au gré de leurs envies.
Parce que la guerre est ainsi.
Un gigantesque festin dont aucun ne sait se rassasier.
Rassasiée de Rome, Elora l’était quant à elle.
Profitant de cette longue marche, elle quittait les siens, un pincement au cœur, bercée par un chant qui filtrait de la bouche serrée de Khalil et par le martèlement sourd de la pluie sur le toit du carrosse qui les emportait, avec Julie Farnèse, loin de cette agitation malsaine.
Elle n’avait pas réussi à rendre à Rome la lumière de ses fondateurs. Pourtant elle se sentait en adéquation avec eux. Remus. Romulus. Comme eux, Khalil et Constantin se trouvaient sous la protection d’une louve. Comme eux ils auraient un monde à réinventer.
Lors, de nouveau, la noirceur du mal s’opposerait à la blancheur bleutée d’une énergie vitale bien plus puissante que la simple vision divine des hommes. C’était à ce combat futur qu’Elora songeait, emplie d’espoir et de confiance en elle. Juste parce qu’une femme, une femme qui l’avait élevée comme sa mère, avait la nuit précédente accepté de ne jamais revoir l’enfant qu’elle avait porté.
Restée seule avec Hélène à l’instant des adieux, alors que Jacques et Aymar achevaient de boucler leurs malles, Elora lui avait permis de voir par ses yeux, de découvrir Algonde nageant dans le lac souterrain, et Constantin sautant dans l’eau couleur d’émeraude pour la rejoindre. Hélène avait entendu leur rire, découvert son fils chevauchant cette queue de serpent, tel un singe sur une monture improbable, plonger avec elle dans les profondeurs glacées, resurgir à plusieurs toises de haut, caracoler dans les airs avant de glisser tout du long jusque dans les bras de son ancienne dame de compagnie. Hélène de Sassenage s’était rempli les yeux de ce bonheur qu’elle avait imaginé détresse, de leur allure monstrueuse, oubliée en un instant. Elle avait compris. À l’instant précis où Algonde, captant sa présence, lui avait souri. Où sa voix si longtemps tue avait explosé dans sa tête. Algonde lui avait assuré n’avoir jamais cessé d’être à ses côtés et avoir donné à Constantin ce qu’en retour la dame de Bressieux avait offert à Elora. Une fille pour un fils. Un fils pour une fille, mais le même amour de mère. Oui, Hélène avait compris que la lumière peut naître d’une simple brèche dans une voûte rocheuse et, malgré
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