En ce sang versé
déclara d’un ton doux :
— Je n’ai jamais frayé qu’avec le sang, la douleur et la mort. Ils ne m’effraient, ni ne me répugnent. Un boucher abat des animaux hurlant dans une tuerie 15 . Moi, des humains. Une habitude.
De fait, il ne les voyait, ni ne les entendait plus. Il avait adopté le chemin que son père lui avait enseigné, plongeant dans une indifférence totale dès qu’il revêtait ses habits de mort rouge et noir. La masse de chair, de nerfs, d’os qui pleurait, criait ou suppliait sur la table de supplices n’existait plus. Au demeurant, une fois ressorti de la prison, ou de la chambre de Question, il aurait été incapable de se souvenir de traits, d’une couleur de cheveux ou d’yeux. Le plus souvent, seule la détestable odeur de pisse, d’excréments, de vomissures ou des chairs brûlées, remugles d’agonie et de terreur, lui parvenait.
— Ah… parce que moi, voyez-vous, sauf votre respect, eh bien… Et je ne suis pas une mazette 16 … je puis égorger un lapin ou un poulet mais… un homme et encore plus une femme…
— Je déteste égorger les poulets, bien que ne dédaignant pas de les manger ! Mais lorsque tu te résous à tuer un animal, cela sous-entend que tu l’as décidé. En d’autres termes, sans cette sentence dont tu es l’auteur, le lapin ou le poulet vivrait toujours. Je ne décide pas de tourmenter ou d’exécuter.
Hardouin passa sous silence ceux qu’il avait froidement envoyés à trépas, après mûre réflexion. Il acceptait d’en porter la responsabilité sa vie durant et au-delà.
Dès après leur rapide repas, ils rejoignirent l’hôtel particulier du sous-bailli. Célestin fut chargé de récupérer Fringant et de le seller, délicate affaire avec le fougueux étalon qui ne tolérait que son maître.
Hardouin se fit annoncer. Aussitôt, l’assez affable mais agité Benoît Lambert parut. Le sous-secrétaire, un homme encore jeune, glabre et poupin, se rua vers l’exécuteur, débitant, à son habitude :
— Ah, messire Justice… Ah, point trop tôt, en vérité… je m’en rongeais les sangs à ne vous point voir surgir.
Lambert faisait partie de cette race d’êtres perpétuellement en retard, mais qui, bien sûr, en rejettent toujours la faute sur autrui. Aussi, Hardouin ne commenta-t-il pas, d’autant qu’il commençait à percevoir les prémices de sa familière dissociation, de cette puissante sensation de ne plus appartenir au monde ou à l’instant. Tout devenait égal. Plus rien n’importait.
Essoufflé, Lambert reprit, faisant de grands gestes de bras afin de l’inciter à se hâter :
— Votre change vous attend dans mon bureau. Tout près…
Une exigence de cadet-Venelle qui avait insisté pour que l’on conservât un double de son uniforme de mort en Bellême afin de s’éviter un périple entre Mortagne et ici sanglé dans du cuir noir et du cendal rouge dont chaque fibre gardait le souvenir de tant de cris et de suppliques.
— Holà, messire sous-secrétaire, de grâce, un instant dont vous remerciera le condamné, à n’en point douter. Qui est-ce ? De quoi est-il coupable ? Quel sera mon office ? Vous savez, pour vous l’avoir répété, comme je goûte peu d’intervenir sans rien connaître des circonstances.
Lambert pinça les lèvres de déplaisir. Enfantillages que tout ceci, perte de temps. Après tout, ils le payaient et n’avaient pas à s’en expliquer ! D’autant que la présente affaire exigeait une indiscutable finesse. Cependant, le petit homme rond se souvenait des menaces pas même voilées du bourreau de mettre terme à son remplacement en Bellême s’il n’obtenait pas satisfaction. Que feraient-ils alors ? Mon Dieu, le sous-secrétaire préférait ne pas y penser puisqu’en telles circonstances les hommes de la bourgade se voyaient contraints d’accepter la relève 17 , suscitant un vif déplaisir de la population qui exigeait de belles mises à mort, sans se souiller les mains de sang. La bouche en cul-de-poule, il chuinta d’une voix trop aiguë :
— Dans mon bureau, je vous prie, messire exécuteur… un absolu secret est requis de vous… une affaire horrible… Pis encore ! Chut… oh, vraiment chuuuttt…
Hardouin, partagé entre la curiosité et l’hilarité, le suivit. Lambert referma la porte de son bureau et appliqua son oreille contre le battant, à la manière d’un conspirateur craignant des espions. D’un moulinet de main, il indiqua à
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