Enterre Mon Coeur à Wounded Knee: Une Histoire Américaine, 1860-1890
d’empêcher les Blancs de venir.
— Pourquoi ? demanda Ouray. Le gouvernement n’est-il pas assez fort pour tenir les engagements pris avec nous ?
— J’aimerais pouvoir protéger vos terres, mais Ouray sait que c’est difficile. »
Le chef ute se déclara prêt à vendre les montagnes, mais pas les terres giboyeuses situées à leur pied. « Les Blancs peuvent venir prendre l’or. Mais ils devront repartir. Nous ne voulons pas qu’ils construisent des maisons là-bas. »
Brunot répondit qu’il ne pensait pas la chose possible. Il n’y avait aucun moyen de forcer les prospecteurs à quitter le territoire ute une fois qu’ils y auraient creusé leurs mines. « Je veux bien demander au Grand Père de les chasser, promit-il, mais ils seront un millier à lui dire de les laisser tranquilles. Peut-être fera-t-il comme je dis, peut-être pas. »
Au terme de sept jours de discussions, les chefs acceptèrent la proposition du gouvernement de recevoir vingt-cinq mille dollars par an en échange de deux millions d’hectares de terres qui renfermaient un véritable trésor. En prime, Ouray se voyait octroyer un salaire de mille dollars par an pendant dix ans, « ou tant qu’il demeurera grand chef des Utes et maintiendra la paix avec les États-Unis ». Rejoignant ainsi l’establishment, il aurait de bonnes raisons de maintenir le statu quo.
Dans ce pays paradisiaque aux grasses prairies et aux forêts giboyeuses où abondaient baies et fruits, les Utes pourvoyaient à leurs propres besoins et auraient fort bien pu se passer des vivres que leur distribuaient leurs agents à Los Pinos et White River. En 1875, l’agent de Los Pinos, F. F. Bond, répondit en ces termes à la demande qui lui était faite de recenser les Utes sous sa responsabilité : « Il est impossible de savoir combien ils sont. Autant compter un essaim d’abeilles. Ils ne cessent de se déplacer, comme les cerfs qu’ils chassent. » L’agent E. H. Danforth estima qu’il y avait à White River environ neuf cents Utes, tout en reconnaissant que ses tentatives pour les persuader de s’installer dans la vallée au centre de laquelle se trouvait l’agence s’étaient soldées par un échec. Les Utes élevaient des petits troupeaux de bétail et cultivaient quelques rangs de maïs, de pommes de terre et de navets pour faire plaisir à leurs agents, mais ces activités ne leur étaient pas vraiment indispensables.
Le printemps 1878 et l’arrivée d’un nouvel agent à White River devaient pourtant sonner la fin de leur liberté sur leur propre réserve. L’agent en question, un certain Nathan C. Meeker, était un ancien poète, romancier, correspondant d’un journal et fondateur de colonies agraires coopératives. La plupart de ses entreprises avaient raté. S’il est vrai qu’il désirait le poste d’agent pour des raisons financières, il était également animé par une ferveur de missionnaire et croyait sincèrement que son devoir, en tant que membre d’une race supérieure, le vouait à « élever les Utes et leur apporter la lumière ». Pour reprendre ses propres termes, il était décidé à les faire passer de leur état sauvage à l’état pastoral de la barbarie, puis à celui « de la lumière, de la science et de la religion ». Il se déclarait certain de pouvoir accomplir cela en « cinq, dix ou vingt ans ».
Meeker entreprit de détruire systématiquement, avec le sérieux et l’autoritarisme qui le caractérisaient, tout ce à quoi les Utes tenaient, afin de les façonner à son image ainsi que lui-même, croyait-il, avait été façonné à l’image de Dieu. Sa première décision fut de déplacer l’agence de vingt-cinq kilomètres en aval, où il y avait des terres propres à être labourées. Là, il avait le projet de construire une colonie agraire coopérative pour les Utes. Hélas, il ne tint pas compte du fait que depuis fort longtemps ces derniers chassaient et faisaient paître leurs chevaux précisément à cet endroit-là. Quant au site qu’il choisit pour construire les nouveaux bâtiments de l’agence, il s’agissait d’un terrain où les Utes organisaient leur compétition sportive préférée, la course de chevaux, sur lesquels ils pariaient.
De l’avis de Meeker, Quinkent (Douglas) était le plus aimable des chefs de White River. Ce Ute Yampa d’environ soixante ans avait les cheveux toujours noirs, mais ses moustaches tombantes blanchissaient. Il possédait
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