Essais sceptiques
précieux sont condamnés au silence. Troisièmement, en morale : pratiquement, aucun homme n’est chaste à une certaine époque de sa vie ; il est clair que ceux qui cachent ce fait sont pires que ceux qui ne le cachent pas, puisqu’ils sont de plus coupables d’hypocrisie. Mais les postes d’enseignement ne sont accessibles qu’aux hypocrites. Voilà pour les effets de l’orthodoxie sur le choix et le caractère des professeurs.
Je viens maintenant aux effets de cet enseignement sur les élèves que j’examinerai tant du point de vue intellectuel que moral. Intellectuellement, un jeune homme est stimulé par un problème lorsqu’il trouve que les opinions divergent à son sujet. Par exemple, un jeune étudiant d’économie devrait connaître les opinions des individualistes et des socialistes, des protectionnistes et libres-échangistes, des inflationnistes et des partisans de l’étalon-or. On devrait l’encourager à lire les meilleurs livres des écoles différentes, les mêmes que recommandent leurs partisans. Cela lui apprendrait à penser les arguments et à examiner les preuves, à savoir qu’aucune opinion n’est juste d’une manière absolument certaine et à juger les hommes plutôt pour leurs qualités que pour leur conformité avec des conceptions antérieures. On devrait enseigner l’histoire, non seulement du point de vue du pays du professeur, mais aussi du point de vue des pays étrangers. Si l’histoire était enseignée en Angleterre par des Français et en France par des Anglais, il n’y aurait pas de désaccords entre les deux pays, car chacun comprendrait le point de vue de l’autre. Un jeune homme devrait apprendre à penser que toutes les questions demeurent ouvertes, et qu’il faut suivre un raisonnement si loin qu’il mène. Les besoins de la vie pratique détruiront cette attitude beaucoup trop tôt quand il commencera à gagner sa vie ; mais jusque-là on devrait l’encourager à goûter les joies de la spéculation pure.
Moralement aussi l’enseignement aux jeunes de l’orthodoxie est très nuisible. Il n’y a pas seulement le fait qu’il oblige les professeurs les plus doués à être hypocrites, et à donner ainsi un mauvais exemple moral. Il y a aussi le fait, et c’est plus important, qu’il encourage l’intolérance et les formes inférieures de l’instinct de troupeau. Edmund Gosse dans son
Father and Son
raconte comment, quand il était encore un enfant, son père lui avait annoncé qu’il allait se remarier. Edmund Gosse vit bien qu’il y avait quelque chose dont son père avait honte, et à la fin il demanda avec horreur : « Mon père, est-elle une Paedo-Baptiste ? » Or, c’en était une. Jusqu’à ce moment, il avait cru que tous les Paedo-Baptistes étaient vicieux. De même, les élèves des écoles catholiques croient que les protestants sont vicieux, les élèves de n’importe quelle école dans un pays anglo-saxon croient que les athées sont vicieux, les élèves Français croient que les Allemands sont vicieux, et en Allemagne, les élèves croient que les Français sont vicieux. Quand une école accepte comme une partie de sa tâche d’enseigner une opinion qu’on ne peut pas défendre intellectuellement (et pratiquement toutes les écoles font ainsi), elle est obligée de donner l’impression que ceux qui professent l’opinion contraire sont vicieux, puisque autrement elle ne peut pas engendrer la passion nécessaire pour repousser les attaques de la raison. Ainsi, pour l’amour de l’orthodoxie, on rend les enfants non-charitables, intolérants, cruels et belliqueux. C’est inévitable tant qu’on prescrit des opinions absolues en politique, en morale et en religion.
Enfin, dérivant de ce dommage moral porté à l’individu, il en naît un dommage à la société qu’on passe sous silence. Partout c’est le règne des guerres et des persécutions, et partout elles sont rendues possibles par l’enseignement donné aux écoles. Wellington disait que la bataille de Waterloo a été gagnée sur les terrains de jeu d’Eton. Il aurait pu dire avec plus de vérité que c’est dans les classes d’Eton qu’on a créé les instigateurs de la guerre contre la France révolutionnaire. À notre époque démocratique, Eton a cessé d’être important ; maintenant, ce sont les écoles ordinaires, primaires et secondaires qui comptent. Dans tous les pays, par le moyen des drapeaux, des célébrations de l’
Empire
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