Essais sceptiques
sagacité instinctive. En dernier lieu viennent ceux dont la malveillance l’emporte sur la sagacité, ce qui fait qu’ils cherchent la ruine des autres par des moyens qui les conduisent à leur propre ruine. Cette dernière classe embrasse quatre-vingt-dix pour cent de la population européenne.
Il peut sembler que j’ai fait une digression inutile, mais il fallait séparer la raison inconsciente que j’appelle sagacité, de sa variété consciente. Les méthodes ordinaires d’éducation n’ont aucun effet sur l’inconscient, si bien que la sagacité ne peut être enseignée dans l’état actuel de la technique. La moralité, non plus, ne semble pas susceptible d’être enseignée par nos méthodes actuelles ; en tout cas, je n’ai jamais pu observer le bon effet des exhortations fréquentes. C’est pourquoi, dans les conditions actuelles, on ne peut obtenir une véritable amélioration que par des moyens intellectuels. Nous ne savons pas comment apprendre aux gens à être sagaces ou vertueux, mais nous savons, jusqu’à un certain point, leur enseigner à être raisonnables. Plus tard, nous apprendrons peut-être à créer de la vertu en influençant les glandes à sécrétion interne et en stimulant ou en restreignant leurs sécrétions. Mais de nos jours, il est plus facile de créer de la « rationalité » que de la vertu – en entendant par « rationalité » une habitude scientifique de notre esprit apte à prévoir les effets de notre action.
b)
Cela me ramène à la question suivante : dans quelle mesure les actions des hommes peuvent-elles ou doivent-elles être rationnelles ? Examinons d’abord la question : « doivent-elles ». J’estime, pour ma part, qu’il y a des limites très définies où la rationalité devrait s’exercer ; certains côtés de la vie, et des plus importants, sont ruinés par l’invasion de la raison. Leibniz, dans sa vieillesse, écrivit à un de ses correspondants qu’une seule fois dans sa vie il a demandé à une femme de l’épouser, et alors il était âgé de cinquante ans. « Heureusement, ajouta-t-il, la dame demanda du temps pour réfléchir. Cela me donna également du temps pour réfléchir moi-même, et je retirai ma demande. » Il n’y a pas de doute que sa conduite n’ait été rationnelle, mais je ne dirai pas que je l’admire.
Shakespeare met au même rang « fou, amoureux et poète », comme étant tous « tout imagination ». Il s’agirait de rester amoureux et poète, sans être fou. Je m’expliquerai par un exemple. En 1919 j’ai assisté à une représentation des
Femmes de Troie.
Dans cette pièce, il y a une scène terriblement pathétique où Astyanax est mis à mort par les Grecs, de crainte qu’il ne devienne plus tard un autre Hector. Il y avait à peine un œil de sec dans le théâtre et le public trouva la cruauté des Grecs dans cette pièce à peine croyable. Pourtant les gens qui pleuraient étaient à ce même instant en train de pratiquer une cruauté semblable dans une mesure que l’imagination d’Euripide n’aurait jamais pu concevoir. Ils venaient de voter (du moins la plupart d’eux) pour un gouvernement qui prolongea le blocus de l’Allemagne après l’armistice et qui l’appliqua à la Russie. On savait que ces blocus causaient la mort d’un nombre immense d’enfants, mais on croyait désirable de diminuer la population des pays ennemis : les enfants, tels des Astyanax, pourraient plus tard être des émules de leurs pères. Le poète Euripide éveilla l’amoureux dans l’imagination de l’auditoire ; mais poète et amoureux étaient oubliés à la sortie, et le fou (en l’espèce un maniaque homicide) dirigeait les actions politiques de ces hommes et femmes qui se croyaient eux-mêmes aimables et vertueux.
Peut-on garder le poète et l’amoureux sans garder le fou ? Dans chacun de nous, tous les trois existent à des degrés différents. Sont-ils si enchaînés l’un à l’autre que lorsque l’un est dominé, les autres périssent ? Je ne le crois pas. Je pense qu’il y a en chacun de nous une certaine énergie qui doit se décharger dans des actions non inspirées par la raison, mais qui peut se dépenser en art, en amour passionné ou en haine passionnée, selon les circonstances. L’extérieur respectable, la régularité, la routine – toute la discipline de fer de la moderne société industrielle –, ont atrophié les impulsions artistiques et enchaîné
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