Essais sceptiques
l’amour si bien qu’il ne peut plus être généreux, libre et créateur, mais doit être ou bien coléreux ou bien furtif. On a mis dans des chaînes cela même qui devrait être libre, tandis que l’envie, la cruauté et la haine se donnent libre cours avec la bénédiction de presque tout l’épiscopat. Notre appareil instinctif se compose de deux parties : l’une qui tend à favoriser notre propre vie et celle de nos descendants, l’autre qui tend à contrecarrer la vie des prétendus rivaux. La première comprend la joie de vivre, l’amour et l’art, qui, psychologiquement, a sa source dans l’amour. L’autre comprend la rivalité, le patriotisme et la guerre. La moralité conventionnelle fait tout pour supprimer la première partie et encourager la seconde. La vraie moralité ferait exactement le contraire. Nos agissements envers ceux que nous aimons peuvent sans crainte être laissés à l’instinct ; ce sont nos agissements envers ceux que nous haïssons qui devraient être contrôlés par la raison. Dans le monde moderne, ceux que nous haïssons réellement sont des groupes lointains, en particulier des nations étrangères. Nous les concevons abstraitement, et nous nous induisons nous-mêmes à croire que des actes qui en réalité incarnent la haine viennent de l’amour de la justice ou d’un autre mobile sublime. Seule, une grande dose de scepticisme peut arracher les voiles qui nous masquent la vérité. Quand cela sera achevé, nous pourrons commencer à construire une moralité nouvelle, non pas fondée sur l’envie et la restriction, mais sur le désir d’une vie pleine et sur la compréhension que les autres êtres humains sont une assistance et non un obstacle, une fois la folie de l’envie guérie. Cela n’est pas un espoir utopique ; il a été partiellement réalisé dans l’Angleterre de l’époque élisabéthaine. On pourrait le réaliser demain, si les hommes, au lieu de chercher la misère des autres, ne poursuivaient que leur propre bonheur. Cela n’est pas une moralité austère impossible, et pourtant si on l’adoptait notre terre se transformerait en paradis.
II
RÊVES ET FAITS
I
ON CONNAÎT et on observe communément l’influence de nos désirs sur nos croyances, bien que la nature de cette influence soit généralement mal comprise. Il est coutumier de penser que la masse de nos croyances dérive de quelque base rationnelle et que le désir n’intervient qu’occasionnellement pour les troubler. C’est l’opinion exactement opposée qui serait la plus proche de la vérité : la grande masse des croyances qui nous guident dans notre vie quotidienne sont tout bonnement une expression du désir, corrigées de-ci de-là, en des points isolés, par le rude choc de la réalité. L’homme est essentiellement un rêveur, se réveillant quelquefois sous l’influence de quelque élément importun du monde extérieur, mais qui retombe bien vite dans l’heureuse somnolence de l’imagination. Freud a montré dans quelle large mesure. nos rêves nocturnes réalisent nos désirs ; il a, avec autant de vérité, affirmé la même chose à propos de nos rêves à l’état de veille ; et il aurait pu appliquer sa théorie à ces rêves à l’état de veille que nous appelons des croyances.
L’origine irrationnelle de nos convictions peut être prouvée de trois manières : par la psychanalyse qui, partant de l’étude des aliénés et des hystériques révèle peu à peu combien petite est la différence essentielle entre ces victimes de la maladie et les hommes moyens bien portants ; – puis, par la philosophie sceptique qui montre combien faible est l’évidence rationnelle même de nos croyances les plus chères ; – enfin, par la simple observation de la vie humaine. Je me propre d’appliquer cette dernière méthode.
On voit que les sauvages les plus primitifs, tels qu’on les connaît par les travaux des anthropologistes, ne marchent pas à tâtons dans une ignorance consciente parmi les phénomènes qu’ils savent ne pas comprendre. Au contraire, ils ont d’innombrables croyances, si fortement ancrées dans leur esprit qu’elles dirigent toutes leurs actions importantes. Ils croient qu’en mangeant la chair d’un animal ou d’un guerrier, on peut acquérir les vertus que possédaient les victimes quand elles vivaient encore. Plusieurs de ces sauvages croient que prononcer le nom de leur chef est un sacrilège qui est puni instantanément de
Weitere Kostenlose Bücher