Et Dieu donnera la victoire
Ainsi tout le monde y trouvera son compte et la vérité sera sauve. Je vais confier ces courriers à M. le chancelier qui les acheminera dans la journée. Ainsi notre pays saura que son souverain n’épargne ni son temps ni sa peine pour hâter la conclusion de la paix.
Il fait péniblement le tour de la table en s’appuyant au rebord, ajoute :
– Irons-nous à Orléans, monseigneur ? Maître Boucher attend votre réponse.
Il cueille une pêche dans le compotier que le dauphin tient à portée de la main en raison de ses rétentions intestinales, et, en marchant, simule la perplexité.
– Il est évident que notre visite serait la bienvenue, mais, d’autre part, je crains que l’accueil que vous fera la population ne souffre de la comparaison avec celui qui a été réservé à diverses reprises à la Pucelle, et qui relève de l’idolâtrie. Si les convenances suggèrent d’être présent, la dignité commande de s’abstenir. Sans compter qu’il y a danger à affronter la foule. Un malheur est si vite arrivé...
Un mince sourire se dessine sur les lèvres du dauphin.
– À ma place, dit-il, je suis persuadé que vous choisiriez de vous abstenir, par dignité. En allant parader à Orléans, vous risqueriez de mécontenter notre cher cousin de Bourgogne...
La pointe a porté avec une telle précision que le Gros Georges a failli avaler le noyau de pêche. Il en reste sans voix, comme si le sens caché de cette repartie lui eût échappé, mais ses mains battent nerveusement sur sa croupe de jument poulinière.
– Rassurez-vous, poursuit Charles en bâillant, je crois que je choisirai de ménager ma dignité. En me rendant à l’invitation des Orléanais, j’aurais l’air de me présenter comme l’ouvrier de la onzième heure.
– ... que vous êtes, murmure le ministre.
– Plaît-il ?
La Trémoille pivote sur lui-même, s’avance vers Charles et pose ses mains boudinées sur le rebord de la table, face au dauphin qui s’enfonce dans son fauteuil comme s’il eût souhaité s’y fondre.
– Monseigneur, dit-il d’une voix ferme, nous partageons sans oser nous l’avouer la même inquiétude : celle de voir cette bergère prétendument inspirée par le ciel prendre trop d’importance.
Le dauphin proteste timidement :
– Mais enfin, Georges, sans elle... Orléans...
Le Gros Georges écarte cette objection d’un geste de la main, comme pour chasser un moustique. La naïveté de ce pauvre Charles le laisse confondu.
– Je vous concède, soupire-t-il, que nous sommes en présence d’un phénomène. Ni plus fine ni plus sotte qu’une autre, cette garce a accompli des prodiges, mais ils tiennent davantage à sa jactance, à son toupet, à son audace qu’à des dons miraculeux ou à des compétences de chef d’armée, ce qui semble être devenu son ambition. Soyons lucides : si elle a réussi ses tours de passepasse à Orléans, c’est que nos gens la prenaient pour une sainte et les Anglais pour une redoutable sorcière. C’est ce malentendu qui a fait son succès. Je ne suivrai pas l’avis de ceux qui la tiennent pour sorcière, pas davantage ceux qui voient en elle une Fille Dieu, comme elle dit. Les saintes restent dans leur niche ou sur leur piédestal. Elles ne se mêlent pas de commander des armées. Cela ne s’est jamais vu ! Il est temps de faire comprendre à cette ancienne servante d’auberge qu’elle doit revenir à son foyer. Son nom est déjà inscrit dans l’Histoire. Elle devrait comprendre qu’il est temps pour elle de rentrer dans le rang avant qu’il lui arrive malheur.
Charles sursaute.
– Un malheur ? Que voulez-vous dire ?
– Les Anglais sont persuadés, à juste titre j’en conviens, qu’elle est à l’origine de leurs déboires. Elle est dans leur ligne de mire. Elle ne leur échappera pas.
– Cela semble vous réjouir.
– Point du tout, monseigneur ! Mais souvenez-vous de ce qu’elle vous a dit avant de partir en campagne sur la Loire : qu’il fallait se hâter, car elle ne durerait guère ! Je crois même me souvenir qu’elle a ajouté : un an ou deux tout au plus. Vous qui croyez au don de prophétie, cette réflexion aurait dû vous mettre la puce à l’oreille.
Ce que le Gros Georges, qui ne manque pas de bon sens, croit avoir subodoré sans oser s’en ouvrir au dauphin ni à quiconque, c’est que les prétendus miracles de la Pucelle ont été inspirés non par des voix venues du ciel mais par la reine de Sicile, belle-mère
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