Et Dieu donnera la victoire
du dauphin. Sans en avoir la preuve formelle, il a flairé de pieuses supercheries et n’est pas loin de penser que Jeanne a été manipulée comme une marionnette par ce personnage redoutable, expert en machinations. On ne peut soupçonner Madame Yolande d’avoir des idées à courte vue. Elle veille sur Jeanne depuis la visite que la petite bergère a rendue au duc Charles de Lorraine. De là à imaginer qu’elle en ait fait l’instrument de ses ambitions personnelles et qu’elle ait jugé utile de les conjuguer avec la mission de Jeanne, voilà ce qu’il s’efforcera de démontrer.
Un nuage de tristesse passe sur le visage du dauphin.
Cette prédiction de la Pucelle, oui, il s’en souvient, mais il n’y a pas attaché d’importance, car il a maintes fois surpris Jeanne à plaisanter. Les propos de La Trémoille le ramènent à une cruelle certitude : Jeanne est en danger permanent ; elle a été blessée à deux reprises, devant Orléans et sous les murs de Jargeau ; la mort qui semble la guetter finira-t-elle par la rattraper ? Et si cela advient, comment se pardonner de n’avoir pas vraiment cru en sa mission, de ne pas l’avoir soutenue sans arrière-pensée, de lui avoir mesuré sa confiance et son aide ? Jeanne l’a souvent importuné par ses exigences, mais, absente, elle lui manque et, chaque matin, il attend avec impatience de ses nouvelles. Il ne peut se défendre de penser que cette grande fille aux épaules larges, aux fortes mamelles, au franc-parler, au rire sonore, aux imprécations véhémentes, aux silences inspirés, à la foi ardente, fait souffler sur le marécage de la cour delphinale un vent salubre qui prend parfois l’allure d’une tornade. Lorsqu’elle se retire de son pas lent et paisible de grand fauve, il lui semble entendre de nouveau chanter le choeur des grenouilles et des crapauds, et il respire avec écoeurement les miasmes délétères en souhaitant qu’elle revienne vite. Saine et sauve.
Patay, juin 1429
Lorsque Jeanne a décidé de bouger, tout bouge avec elle.
Elle est la première debout pour faire sonner la diane et réveiller à coups de pied, joyeusement, tous ces braves engourdis de sommeil dans l’herbe. Parfois, par manière de plaisanterie, elle sort de sa tente en criant : « Alerte aux Anglais ! », et elle s’esclaffe en voyant ces faces endormies, huilées de crasse, ces masques de cauchemar, surgir de leurs couvertures, les écuyers tâtonner dans les potences supportant les harnais, piétiner les paillasses de fougère, s’affoler autour des braises de la veille.
On l’entend hurler, de sa voix de vachère :
– Debout, fainéants ! Nous avons encore de la route à faire, et pas question de s’arrêter pour conter fleurette aux bergères !
Une prière sous la bâche d’un chariot d’où elle a éjecté à coups de pied une ribaude et son protecteur, une brève confession au frère Pasquerel qui se demande ce qu’elle va bien pouvoir inventer en matière de péché, un brin de toilette, et hop ! en selle...
Elle ne connaissait rien de la Beauce ; elle a fini par la connaître.
La plaine s’étire jusqu’aux confins de l’horizon, qui se fondent dans un bleu couleur de mer. Le ciel implacable de juin s’écartèle pour faire place à de grandes parades de nuages porteurs d’orages qui n’éclatent jamais, dont on ne sait où ils naissent et où ils vont. Cette immensité la pénètre d’un sentiment confus, mélange d’ennui et d’insécurité, qui la saisit dès qu’elle remonte en selle pour ne l’abandonner que le soir et l’obséder parfois jusque dans son sommeil.
Personne n’ose lui demander ce que l’on fait là et quel sera l’itinéraire de la journée. On remonte à cheval et on la suit. Elle avance en tête de l’avant-garde, guidée par quoi ou par qui ? nul ne saurait le dire. Derrière elle, les chevaliers et la gueusaille traînent les pieds. De temps en temps elle se retourne et, une main sur la croupière, lance à Gilles, à Dunois ou à La Hire :
– Pressez le pas ! Je sens que c’est pour aujourd’hui. Ça pue l’Anglais, vous ne trouvez pas ?
La longue marche se poursuit dans une chaleur qui accable la plaine transformée par la guerre et ses dévastations en guéret, avec, de loin en loin, des villages morts et des lignes de forêts vers lesquelles il faut détacher des reconnaissances qui, invariablement, reviennent bredouilles. Ça ne sent l’Anglais que dans l’imagination de la
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