Et Dieu donnera la victoire
famille tourangelle, Georges de La Trémoille n’avait pas eu de chance sur les champs de bataille : il s’était laissé capturer à Azincourt puis par un chef de bande, Perrinet Gressart. La famille avait dû cracher au bassinet pour obtenir sa libération. Déçu par ces échecs, il avait demandé à sa parente, Madame Yolande, de l’introduire dans l’entourage du dauphin.
Le « Gros Georges », comme on l’appelait, ne manquait ni de qualités ni d’ambition. Le tapis rouge qui le menait aux marches du trône était encombré d’une foule de courtisans qu’il aurait à supplanter ou à éliminer pour se faire une place. Le cousin de Bretagne, notamment, lui portait ombrage : trop raide dans son comportement et trop honnête. Incorruptible. Lorsque les relations entre le dauphin et le duc de Bretagne tournèrent à l’aigre, La Trémoille fit courir le bruit que la faute en revenait à Richemont, frère du duc et sûrement son complice par solidarité familiale. Si la Bretagne se tournait résolument vers l’Angleterre, le connétable y était pour quelque chose.
Crédule, Charles avala cette couleuvre. À qui se fier désormais ? Ceux qu’il avait honorés de son amitié et de sa confiance étaient morts ou exilés, quand ils ne le trahissaient pas. Richemont, un traître ? Il ne pouvait y croire, et pourtant...
– Monsieur le connétable, dit le dauphin, je suis contraint de me séparer de vous. Vous garderez votre titre et vos fonctions jusqu’à nouvel ordre, mais je vous saurai gré de vous retirer dans vos terres.
Richemont enregistra son congé sans le moindre sursaut, mais le dauphin aurait pu lire dans son regard froid le flux de colère qu’il s’attachait à maîtriser. Lorsque Charles lui eut donné les raisons de cette défaveur, il regimba : il jura n’être pour rien dans le revirement de son frère ; ils n’avaient plus de rapports depuis des mois...
– Il est votre frère, et cela suffit à vous rendre suspect de complicité. Vous avez huit jours pour vous faire oublier.
En rompant, Richemont se souvint des propos que le dauphin lui avait tenus à propos de La Trémoille, qu’il venait lui recommander : « Vous ne tarderez pas à le regretter... » Il chercha ce traître à Poitiers, à Issoudun, à Bourges, à Chinon. En vain. On eût dit qu’il lui glissait entre les doigts.
Chaque fois que Charles voyait son nouveau chambellan s’avancer vers lui, il ne pouvait s’empêcher de comparer sa mine à la sienne.
La Trémoille affichait une santé resplendissante, une bedaine avantageuse, un langage plein d’aisance et volontiers jovial. On le disait très épris de sa nouvelle épouse, la veuve de Pierre de Giac ; elle le lui rendait bien, car le Gros Georges avait été son premier amour. Le ménage avait les meilleurs cuisiniers, les serviteurs les plus zélés, une garde personnelle, des résidences somptueuses. Le dernier exploit du Gros Georges avait été de se faire concéder, au détriment du cousin Arthur, le gouvernement de Bourges, qui rapportait gros.
Charles se levait souvent de table avec la faim. On disait – mais n’exagérait-on pas ? – qu’il ne trouvait dans son assiette, certains jours, qu’une queue de mouton ou un demi-poulet froid, et que le moindre artisan de Bourges était mieux loti que lui. On ajoutait que son maître tailleur en avait assez de rapetasser ses guenilles. La dauphine Marie en était réduite à retourner chez Madame Yolande pour se vêtir et se nourrir décemment.
Lorsque Charles se plaignait de cette condition misérable pour celui qui serait un jour roi de France, le Gros Georges soupirait :
– Ah, monseigneur, quels temps vivons-nous ? Nous sommes tous logés à la même enseigne et notre trésor est vide. Que voulez-vous ? Votre garde écossaise, vos écuries, vos serviteurs, l’entretien de vos palais, la guerre ont épuisé nos ressources.
– Mais, Georges, protestait le dauphin, je dois tenir mon rang ! Regardez-moi ! Voyez ce pourpoint troué aux coudes, ces chausses reprisées, ce chapeau que je n’ose plus porter ! Si mon cousin le duc de Bourgogne me voyait, lui qui roule sur l’or, donne des fêtes, entretient un gynécée de concubines, il rirait bien et me ferait l’aumône...
– Il vous reste quelques bijoux de famille, monseigneur, des diamants surtout, qui sont fort beaux. Je puis les faire engager auprès d’un usurier de mes amis, moyennant une modeste commission, cela va de
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