Eugénie et l'enfant retrouvé

arrivera bientôt.
    Elle regagna le vestibule, résolue à s’armer de patience.
    Son rendez-vous revêtait une trop grande importance pour risquer de le rater. Bientôt, une voiture Nash s’arrêta près du trottoir.
    — Je veux aller au cimetière Saint-Charles, dit-elle en prenant place sur la banquette arrière.
    — C’est loin.
    — Si c’était tout près, j’irais à pied.
    Quelque chose dans le ton de la répartie indiqua au chauffeur que cette cliente ne voudrait pas faire la conversation.
    Cela lui convenait tout aussi bien. Sans un mot, il se mit en route vers la Basse-Ville, puis s’engagea vers l’ouest.
    Vingt minutes plus tard, il se stationnait sous les arbres.
    — Je viens voir une parente. Vous allez m’attendre ici ?
    — Et si vous ne revenez pas ?

    — D’après vous, où puis-je aller?
    Un instant perplexe, l’homme donna son accord d’un signe de la tête.
    La jeune femme s’engagea dans une allée du grand cimetière situé près de la rivière. Même si ses visites avaient été très rares, les lieux demeuraient familiers. Elle arriva devant une pierre tombale à l’allure un peu démodée, tout de même encore majestueuse. Tout en haut, le nom PICARD s’imposait en grandes capitales.
    — Pauvre maman, tu résides en bien mauvaise compagnie.
    Le lot contenait déjà les corps de Théodule et d’Euphrosine.
    Celui d’Alice Picard s’était ajouté trente-deux ans plus tôt, presque jour pour jour.
    — Tu savais que le corps de ton mari est enterré dans le cimetière Belmont ? Bien sûr, de là-haut tu dois tout savoir, et nous trouver absolument ridicules.
    Eugénie tenait à croire à cette existence au-delà de la mort. Autrement, tout perdrait son sens.
    — Remarque, l’éternité avec tes beaux-parents vaut mieux qu’avec ton assassin, n’est-ce pas ?
    La pierre tombale portait les noms des fondateurs du grand magasin et celui d’Alice, avec les dates 1868-1897.
    En bas de ce dernier, elle distinguait encore très bien l’ombre des lettres formant le prénom «Thomas». L’entrepreneur des
    pompes
    funèbres
    l’avait
    fait
    graver,
    pour l’effacer maladroitement après le remariage du marchand.
    — Oui, je sais, la putain me l’a dit... J’ai d’abord douté de la véracité de la confidence. Mais même elle ne peut avoir inventé cela. Comment a-t-elle pu amener papa à te tuer ?
    Pour lui faire commettre un crime pareil, elle a dû l’ensorceler.

    Eugénie réussissait tout de même à rendre Elisabeth coupable du meurtre. Tout au plus convenait-elle que son père avait commis le geste fatal. Mais la responsabilité en incombait certainement à la séductrice.
    — Tu ne resteras plus bien longtemps seule, tu sais.
    Bientôt je dormirai près de toi.
    Elle s’assit sur ses talons, le temps d’arracher quelques mauvaises herbes sur la tombe. Toute sa vie, Thomas avait veillé à l’entretien de ce petit rectangle de terre. Ce souci tenait moins à la piété filiale qu’au désir de faire bonne impression. Un lot mal entretenu au cimetière entacherait la réputation du plus important marchand de détail de la ville. Edouard ne montrait pas le même souci de son image.
    — Je ne te l’avais pas dit ? déclara Eugénie comme à une question muette. Je pourris de l’intérieur, cela a commencé avec les « organes », maintenant ce sont les poumons, le foie.
    A chacune de mes visites, le docteur Picard se soucie de savoir si je saigne de l’anus. Elle insiste tellement, alors je suppose que la vie me réserve encore ce petit plaisir, avant d’en avoir fini avec moi.
    Pendant quelques minutes, elle s’attacha à faire disparaître les mauvaises herbes. Finalement, comprenant l’ampleur de la tâche et
    un
    peu
    inquiète
    de
    voir
    le
    chauffeur
    de
    taxi se lasser d’attendre, elle se releva en murmurant encore :
    — Je vais payer quelqu’un pour nettoyer tout cela. Je ne suis pas certaine de revenir à pareille date l’an prochain...
    Nous serons alors probablement de nouveau ensemble.
    Un bref instant, elle se tint immobile, comme au moment de quitter un être aimé, les larmes à la commissure des yeux, puis elle tourna les talons. Le fatidique 2 mai 1897 lui semblait tellement proche, plus que toutes les années écoulées depuis.

    *****
Bien sûr, la démarche serait tout à fait inutile, Jacques ne se berçait pas d’illusions. Une curiosité malsaine l’avait incité à téléphoner plus tôt dans la semaine à la pension