Fatima
heureuse et étrangement légère. Les plus jeunes, à peine femmes, se lancèrent, avec le même naturel et la même désinvolture qu’Aïcha, dans des jeux enfantins. Cédant à leur séduction et à leur bonne humeur, Fatima se joignit à elles. Durant un long moment, elle oublia le poids froid et sombre qui lui écrasait la poitrine depuis la veille.
Puis les ombres longues annoncèrent le crépuscule. La mère d’Ali la première frappa dans ses mains. Le silence se fit. Aïcha fut traitée de nouveau comme l’enfant prodige qu’elle était devenue. Les femmes de la maisonnée d’Abu Bakr l’enveloppèrent d’un grand linge d’un blanc éblouissant. Sans un au revoir, fouettant leurs chamelles et leurs mules, elles s’empressèrent de quitter la rivière.
La tante Kawla et la mère d’Ali prirent encore le temps d’enduire Fatima de pommades parfumées. Lorsqu’elle enfila la magnifique tunique tissée par la mère d’Ali, l’admiration, et peut-être même la jalousie, souleva de nouveaux youyous de la part de celles qui ne s’étaient pas encore résolues à partir.
Enfin la tante Kawla aida Fatima à s’installer dans le palanquin de la vieille chamelle qui les avait amenées jusqu’au wadi. La mère d’Ali jeta un voile de lin sombre sur les épaules de sa future belle-fille. Dans un réflexe, Fatima le repoussa. Avec un sourire ému la mère d’Ali retint son geste :
— Ne laisse pas la poussière du chemin souiller ta tunique avant que ton époux n’y pose les mains.
La chamelle se redressa et se mit tranquillement en marche, le palanquin de Fatima se dessinant à contre-jour dans le ciel rosissant. Une dernière fois, les souhaits de bonheur résonnèrent contre les falaises qui bordaient le chemin menant au vert de l’oasis.
Ce chemin, qui tant de fois avait paru long et fastidieux à Fatima lorsqu’elle en rapportait les jarres d’eau, lui sembla infiniment court.
Comme fut terriblement brève la prière sous le tamaris de la cour de son père, lorsque l’Envoyé et Ali lancèrent d’une même voix le commandement des Soumis :
— Oh moi, je dis qu’il n’est qu’un Dieu qui soit Dieu et qu’un nâbi qui soit Son nâbi, et qu’il est Muhammad !
— Oh moi, je dis que je crois en Dieu, en Ses anges, en Ses livres, en Ses messagers et en la réalité du jour dernier qui sera la réalité de ma destinée [29] !
Fatima et Aïcha reprirent ces paroles, puis, à leur suite, l’assemblée des croyants venus se serrer dans la cour. Elles jaillirent par-dessus les murs de l’enceinte avec tant de puissance que toutes les poitrines en tremblèrent.
Après quoi, Muhammad s’approcha d’Aïcha et Ali de Fatima. Ils déployèrent l’un et l’autre de fins manteaux de laine rouge, la couleur des fanions flottant depuis peu aux quatre horizons de la maison du Messager d’Allah.
D’un mouvement doux et élégant, ils en recouvrirent les épaules d’Aïcha et de Fatima.
Et ce fut tout.
Ali prit la main de Fatima et l’entraîna hors de la cour. Ils marchèrent jusqu’à leur demeure. Cela aussi fut très rapide : les deux maisons étaient proches.
Mais lorsqu’elle posa le pied dans ce qui désormais serait sa cour, la surprise immobilisa Fatima. Un magnifique tamaris y avait été planté, jetant tout autour de lui ses fines ramures roses.
La voix un peu rauque, Ali souffla :
— Ton père m’a dit : « Dans la cour de ta femme, n’oublie pas le tamaris. Fatima le portera dans son coeur jusqu’à ce qu’elle retrouve sa mère Khadija auprès d’Allah. »
Plus tard, quand les portes se refermèrent, quand les tentures tombèrent et les lampes remplacèrent le soleil, le trouble et la timidité envahirent Fatima et Ali, laissant place peu à peu à la tendresse.
Au matin, alors que l’aube blanchissait les murs neufs qui encerclaient sa vie nouvelle, que les yeux d’Ali pour la première fois la découvrirent femme, Fatima dit :
— Tu as pris pour épouse la fille de l’Envoyé. Tu devras faire avec moi comme il a fait avec ma mère : tu n’auras pas d’autre épouse. Je ne t’en permettrai aucune autre tant que tu pourras me retrouver dans cette couche.
Entre femmes
Une existence nouvelle commença. Les tâches et les journées de Fatima paraissaient pourtant semblables aux journées et aux tâches dans la maison de son père. Mais, en comparaison de la grande maison de Muhammad ou de celle de Khadija à Mekka, les murs, ici,
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