Fatima
en ton Abd’Mrah. Si on le laissait faire, demain il irait tout seul devant le grand marché.
— Alors, ne préviens pas non plus Abu Bakr. Même mon père le reconnaît : dès qu’il faut se battre, Abu Bakr n’y comprend rien. Et il va encore trouver que j’ai eu tort.
Cette fois, Abdonaï éclata de rire.
L’affrontement
Le lendemain, aux premiers rayons laiteux de l’aube, la maisonnée était en effervescence : c’était l’ouverture du grand marché.
Après une nuit pénible et morcelée, Ashemou ôta le bandage de la cheville de Fatima. Les soins de la vieille Haffâ avaient fait leur effet. La cheville avait désenflé. Hélas, les chairs étaient encore bien sombres et douloureuses.
— Tu ne peux pas aller ainsi dans la foule, déclara Ashemou en enduisant la cheville d’un nouvel onguent. Tu t’y feras bousculer et ton mal ne fera qu’empirer.
— Je ne vais certainement pas rester ici ! protesta Fatima.
— J’y ai songé cette nuit. J’ai trouvé une solution. Elle devrait plaire à ton ami bédouin, répondit Ashemou avec un clin d’oeil.
Un instant plus tard elle avait fait sangler une belle couverture de voyage sur la mule blanche et persuadé Fatima de revêtir la plus colorée de ses tuniques.
— Tu te couvriras le visage d’un voile, comme ces petites princesses précieuses que leur père ou leur époux jaloux veut cacher à la vue de tous. J’irai avec toi, et moi aussi je serai voilée. On nous croira étrangères, et personne ne s’en prendra à la fille de Muhammad le Messager. Sans compter que, depuis le haut de ta mule, tu pourras voir tout ce qu’il faudra voir…
Elle n’avait eu nul besoin d’ajouter qu’Abd’Mrah, lui, ne manquerait pas de deviner qui montait la mule qu’il connaissait bien.
Elles parvinrent au bas de Mekka alors que la chaleur enveloppait déjà la ville. Depuis des jours le bas de la cité était cerné par les tentes des marchands et le parvis du grand marché grouillait de monde. Fatima avait tenu à rejoindre la foule avant l’arrivée de son père.
— Je reconnaîtrai peut-être l’étranger avec qui parlait Yâkût, avait-elle assuré à Abdonaï.
Puis, reprenant l’argument d’Ashemou :
— Sous mon voile, les gens d’Abu Sofyan ne m’identifieront pas. Je ne risquerai rien.
C’était vrai. Dès qu’elles atteignirent le premier attroupement autour des étals, Fatima remarqua qu’elles ne passaient pas inaperçues. Ashemou, la main ferme sur le licol de la mule, avançait d’un pas dansant dans la cohue écrasée par un bruit ahurissant, où se mêlaient les voix humaines, les blatèrements des chameaux, le bêlement des chèvres et le tintement des cymbales. À leur approche, les hommes s’écartaient sans qu’elles eussent besoin de ralentir. De sous son voile finement ajouré et brodé, Fatima voyait les regards se lever vers elle, curieux et admiratifs. Chacun cherchait à deviner quel visage se cachait sous la beauté des étoffes.
Elle se piqua au jeu, adoptant une posture droite et immobile, telle une statue, dissimulant ses mains bandées sous les tissus colorés. Une pose souvent adoptée par les femmes des puissants et qui en imposait.
Fendant la foule qui encombrait le parvis, Ashemou appliqua le stratagème qu’elles avaient mis au point. Elle dirigea la mule vers le pignon sud, où quantité de petits marchands, ne pouvant trouver place à l’intérieur même de l’enceinte du marché, avaient disposé leurs étals. On y trouvait de fines étoffes, des objets de cuir, des bijoux d’argent, et même des pierres venues des pays lointains, au-delà de la mer d’al Qolzum ou des montagnes d’Assir.
Comme pour permettre à sa puissante maîtresse d’apaiser sa curiosité sans subir la promiscuité des marchands, Ashemou remonta lentement le côté du marché, maintenant la mule à bonne distance des étals. Aussitôt les vendeurs, s’empressant de repousser les chalands inutiles, vantèrent leurs marchandises à grands cris, haranguèrent la belle inconnue en brandissant à pleines mains leurs trésors.
Mais sous son voile Fatima regardait ailleurs : elle guettait des groupes suspects, des hommes qu’elle eût pu reconnaître. Yâkût peut-être, ou même quelques puissants affidés à Abu Lahab ou à Abu Sofyan. Et puis aussi Abd’Mrah et ses compagnons. Mais la masse était trop importante, trop compacte, trop uniforme. Caravaniers et petits marchands portaient des
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