Fatima
le quartier des femmes, toutes deux en discutaient longuement, alors que les servantes et la tante Kawla plongeaient dans le sommeil en se plaignant d’avoir la tête prête à éclater de trop de mots.
Fatima eut plus d’une fois la pensée qu’Abd’Mrah, avec ses manières si particulières, ses secrets, son courage et sa beauté, ressemblait beaucoup à certains de ces personnages qui prenaient vie, comme par magie, dans l’encre des rouleaux de Waraqà, les yeux et la bouche d’Ali ou de Zayd.
Muhammad aussi pouvait se montrer très ému par ces lectures.
Lorsque Zayd lut l’histoire du prophète Younes – Jonas , comme il le prononçait dans la langue des Hébreux –, Muhammad l’écouta avec un recueillement intense, même s’il l’avait déjà entendue bien des fois. Fatima vit ses lèvres et ses paupières closes frémir d’émotion.
Quand Zayd se tut enfin, d’une main levée Muhammad ordonna le silence, la réflexion et le recueillement pour tous. Après un temps qui parut très long, d’une voix douce et sans certitude, comme s’il se parlait à lui-même, il dit :
— Younes… Le poisson l’a avalé au moment où il se faisait des reproches. Des fautes, il en avait commis. Il les connaissait : elles étaient inscrites partout en lui. Allah ne pouvait qu’en être aveuglé. Et quand ce bateau où il voyageait a menacé de sombrer, Younes n’a pas douté : c’était lui, et nul autre, le poids qui entraînait la barque vers le fond de l’océan. Alors, après tant de mauvais choix, il a fait le bon : il a sauté de la barque, qui s’est alors remise à flot. Et le monstre des mers a avalé Younes, le poids mort. Voici ce qui est dit : Un seul homme peut faire couler la vie de tous ; un seul homme peut l’empêcher de sombrer. Si Younes n’avait pas cru dans la Clémence et la Miséricorde d’Allah, il serait encore dans le ventre puant du monstre de la mer, et ce jusqu’au Jugement dernier. Le Seigneur Dieu l’a relevé nu de ses fautes pour qu’il Lui sois utile [7] . Et pour moi, Son Messager, dans la grotte de Hirâ, au-dessus de Mekka l’hypocrite, il en est allé pareillement. Après bien des erreurs, je suis allé attendre Sa décision dans l’antre obscur. Gabriel est venu de Sa part pour que je Lui sois utile, ainsi que Younes lorsqu’il fut envoyé au-devant de la multitude de Ninive [8] . Comme pour Younes avant moi, à Mekka et à Ta’if, il n’a pas manqué de fraudeurs, de mécréants et de débauchés pour dresser la violence des idoles contre Lui.
Muhammad releva les yeux. Il observa ceux qui l’écoutaient, l’un après l’autre.
Un souffle de déception blanchit sa voix lorsqu’il murmura :
— La barque surchargée où se trouvait Younes, elle vogue toujours. Elle est toujours prête à rouler dans la gueule du monstre. C’est la vie même.
Son regard demeurait puissant, mais Fatima comprenait le poids invisible qui pesait sur les épaules de Muhammad le Messager. Pourtant, durant toutes ces dernières années, il avait montré une indestructible confiance en Allah, son Seigneur Tout-Puissant.
Et ce poids, ce doute, elle en saisissait soudain la raison.
Muhammad, depuis leur arrivée à Ta’if, leur parlait à eux, ceux de sa maisonnée. Mais pour lui, c’était comme se parler à soi-même dans une pièce vide. Il ne faisait qu’accomplir le plus simple de ses devoirs. Sa parole était la voix du Tout-Puissant par les mots que lui adressait Gabriel. Sa parole était plus grande que lui, et infiniment plus grande que sa maisonnée : elle était conçue pour atteindre les oreilles et le coeur des hypocrites et des mécréants.
C’était aux dévots des faux dieux, aux adorateurs des idoles de pierre et de bois qu’Allah, son Rabb, lui demandait de s’adresser. C’était à lui, Muhammad le Messager, de sauter dans l’océan, comme l’avait fait Younes, pour soulager la barque de la vie.
Et n’était-ce pas ce qu’il avait fait sans relâche depuis les premiers appels de son Rabb dans la grotte de Hirâ ?
Pourtant, à chaque pas qu’il faisait, Allah élevait de nouveaux obstacles devant lui. Chaque jour naissaient de nouveaux ennemis. Chaque jour, davantage de trahisons, davantage d’incompréhensions. Davantage de haine. Chaque jour le chemin devenait plus difficile et la barque plus lourde et plus près de sombrer.
Pourquoi ? Pourquoi ?
Pourquoi le mal ?
Après cette lecture de l’histoire de Younes, des
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