Fatima
de se rapprocher plus encore, ou parce qu’ils allaient au-dessus d’une crête de sable ou de poussière caillouteuse, leurs regards se croisaient. Chaque fois, dans le noir intense de la pupille de son père, Fatima lisait des mots qu’il ne prononcerait jamais.
Des mots, des phrases qui diraient combien ils se tenaient tous les deux, chair, coeur et esprit serrés dans l’amour parfait qu’Allah leur accordait depuis toujours.
Étrangement, en ce temps suspendu, des souvenirs depuis longtemps oubliés surgissaient à l’esprit de Fatima. Le jour où son père lui avait pour la première fois placé un arc entre les mains et en avait tiré la corde, sa main puissante recouvrant la sienne, si menue, de petite fille.
Ou bien cet autre jour, quand il avait tellement ri alors qu’elle s’était vêtue en garçon pour le suivre à la chasse. Lorsque les servantes l’avaient poursuivie dans la cour, cherchant à lui ôter ces vêtements qu’elles trouvaient ridicules et choquants sur une fille, Muhammad l’avait défendue. Il avait dit, tranquillement :
— Fatima portera ce qui lui convient pour la chasse.
Et ce soir terrible où il l’avait si longtemps tenue serrée contre lui. Tous les deux aussi muets que maintenant, dans la brûlure du désert. Silencieux, tremblants, glacés, alors que Khadija hurlait sur le corps éventré d’Al Qasim, son fils unique.
Et d’autres, tant d’autres souvenirs ! Nets, précis. Si précis, si présents durant cette longue marche vers Yatrib, qu’il vint à Fatima l’étrange pensée que son père, tout près d’elle, les visitait lui aussi. Les rappelait à sa mémoire avant de les abandonner, afin que son coeur soit pur de tout passé quand arriverait le moment d’affronter les temps nouveaux de Yatrib.
Fatima se mit à redouter la fin de ces moments uniques. Jour après jour, cette fin approchait, inéluctable. Jour après jour, Fatima priait pour que le Clément et Miséricordieux lui pardonne son égoïsme.
Et aussi pour que, jusqu’à la fin de sa vie, elle puisse garder intacte au plus profond d’elle-même cette merveille qui jamais ne se reproduirait. Elle avait bien assez de lucidité pour le deviner.
Quatrième partie
Yatrib
Quand Fatima devint femme
Et ce fut ce qu’il advint.
Ils longeaient le lit sec d’un wadi . C’était le matin. Le soleil n’était pas encore haut. Le Bédouin ibn Uraïqat immobilisa sa chamelle à l’ombre d’un bosquet de tamaris. Il désigna la courbe que formait l’oued serpentant entre des petites collines. Lui, si avare de mots, se tourna vers Muhammad et annonça :
— Tu es arrivé, ibn ‘Abdallâh. Là-bas, à droite, tu trouveras le village de Qobâ. Depuis ses hauteurs, tu pourras apercevoir les palmiers de Yatrib.
Il claqua de la langue et talonna le cou de sa monture pour lui faire plier les genoux.
— Que fais-tu ? s’étonna Abu Bakr en dénouant son chèche.
— Je descends vous dire adieu, répliqua ibn Uraïqat.
Déjà il cherchait des brindilles pour allumer un feu, des feuilles de menthe et de mélisse pour préparer une tisane.
— Nous n’y sommes pas encore, remarqua Muhammad, étonné.
— Pour le chemin à venir, tu n’as plus besoin de moi, ibn ‘Abdallâh. Comme tu l’as dit : ton Rabb connaît ta route. Il te conduira. Et pour ceux de Qobâ et de Yatrib, il vaut mieux que tu te présentes sans moi.
Ces mots touchèrent le Messager. À sa manière délicate et respectueuse, ibn Uraïqat lui rappelait qu’il n’était pas un croyant d’Allah. En effet, les Mekkois reprochaient au Messager son impuissance et le fait qu’il ne s’entourait que de pauvres et de Bédouins. Ibn Uraïqat avait raison. C’était lui seul que son Rabb voulait voir approcher de Qobâ puis de Yatrib.
Ils burent la tisane de l’adieu en silence. Après quoi ibn Uraïqat ôta la peau du maha abattu par Fatima du cadre où elle séchait. Il la roula soigneusement.
— Maintenant, dit-il en la lui tendant, je connais une fille qui sait chasser comme un homme.
Les adieux furent brefs. Lorsque Muhammad, Abu Bakr et Fatima quittèrent l’ombre du bosquet, ibn Uraïqat avait disparu. Le sentier par lequel ils étaient arrivés était vide.
Ils parvinrent assez vite à Qobâ. Ce n’était qu’un lieu ordinaire au nord de la route qu’empruntaient les caravanes pour atteindre Yatrib. Ibn Uraïqat avait dit vrai : on y devinait, vers l’est, les palmeraies de
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