Fatima
devaient chasser les serpents et les lynx… Avant qu’ils ne s’y installent, après la prière du milieu du jour, ibn Uraïqat en retournait chacune des pierres pour en débusquer les scorpions.
Lui, le dévot d’Al’lat, il connaissait aussi les quatre murettes que les pèlerins avaient érigées en bordure des chemins. Depuis la nuit des temps, ils venaient s’y ployer pour leurs prières de païens, d’idolâtres et d’ignorants de la vérité.
Mais c’étaient là des lieux de pureté.
La première fois qu’ils en avaient croisé sur le bas-côté, ibn Uraïqat avait pivoté sur sa selle pour faire face à Muhammad, une question muette sur les lèvres. Le Messager avait opiné. À Abu Bakr qui se fâchait, il avait déclaré :
— La terre entière peut devenir notre masdjid . Partout où nous allons, Allah a placé Sa présence et Sa force.
Ils ne repartaient qu’au crépuscule pour de longues marches qui se prolongeaient tard dans la nuit. Ils ne s’arrêtaient que pour accorder un véritable repos aux chamelles. Ibn Uraïqat savait se diriger à l’aide des seules étoiles. Plus d’une fois, durant ces marches nocturnes, lorsque Γéblouissement de la lune cessait, Fatima entrevit ce lac de pure obscurité près de la Voie lactée qu’elle avait découvert à Ta’if. Cette minuscule portion du royaume infini d’Allah où elle avait rêvé de se promener, sa main nouée à celle d’Abd’Mrah, ainsi que dans la splendeur accomplie du paradis.
Ces fois-là, cependant, nulle magie de démon ne l’emportait. Si, bien souvent, à suivre la silhouette balancée d’ibn Uraïqat, lui venait la pensée d’Abd’Mrah, l’amour qui gonflait sa poitrine était tout entier destiné à son père, le Messager.
Elle ne le quittait guère des yeux et s’étonnait de le redécouvrir. En vérité, depuis des années, il n’avait jamais été autant en sa compagnie, malgré les heures passées ensemble dans l’enceinte de la Ka’bâ. Là-bas, Muhammad était dans ses prières et la présence d’Allah. Durant ce long trajet, s’il allait, jour après jour, dans l’entière pensée de son Rabb, il redevenait aussi l’infatigable voyageur qu’il avait été, l’homme des grandes caravanes. Celui qui durant des années avait parcouru du nord au sud la terre des Arabes, des Perses, des Juifs et des chrétiens. Un homme qui savait tout autant que le Bédouin ibn Uraïqat prendre son repos sur sa selle, diriger sans hésiter sa monture dans les éboulis, grimper des pentes sableuses et ne pas broncher sous l’incandescence du soleil.
L’âge, et peut-être la violence des dernières épreuves, avait durci son visage, creusé les rides longtemps fines de son front. Sa barbe, dense et brillante, l’adoucissait. Comme l’adoucissait ce regard qui lui venait lorsque ses yeux se posaient sur sa fille.
« Ma Fatima Zahra ! Fatima, la Resplendissante !» s’exclama-t-il un matin en la voyant lancer sa chamelle au grand trot, puis bander son arc pour abattre de deux flèches sûres, à la gorge et au coeur, un maha [23] à longues cornes.
Cette chasse leur assura le dîner pour plusieurs jours. Ibn Uraïqat, avec le respect des Bédouins pour les belles prises, retira la peau aux longs poils doux et blancs pour la tendre sur des branchages et la faire sécher sur sa monture.
— Ma fille, tu pourras y poser les pieds dans ta nouvelle chambre de Yatrib, approuva Muhammad, les yeux scintillants de fierté.
Il n’avait pas voulu que Fatima efface le sang d’Ali de son grand manteau. La tache sombre demeurait comme une sorte de blessure entre les plis.
Chaque matin, lorsque le soleil s’élançait dans le bleu absolu, leurs trois ombres dessinaient dans la poussière des apparences de géants. Puis elles s’amenuisaient autour d’eux, comme si Dieu, refermant doucement sa paume, dardait son attention sur son Envoyé.
De temps à autre, Abu Bakr se postait au côté de Muhammad. Ils ne se parlaient pas. Fatima, derrière eux, ne pouvait voir leurs visages. Souvent, il lui sembla qu’ils allaient ainsi, priant et s’émerveillant de ce chemin qui les rapprochait de Yatrib et de leurs propres rêves.
Parfois, c’était elle qui allait au côté de son père. Eux aussi demeuraient silencieux. Pas un mot ne franchissait leurs lèvres. Inutile.
Au détour d’une bifurcation qu’empruntait soudain le Bédouin ibn Uraïqat, ou parce que leurs bêtes montraient elles-mêmes le désir
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