Faubourg Saint-Roch
il ne porterait que du noir. Ensuite, un brassard de cette couleur au bras droit suffirait, à condition bien sûr que ses vêtements demeurent plutôt sombres et sans artifices.
— Enfin, je vous demande encore, à votre retour à votre bureau, de préparer des affichettes à poser dans tous les départements afin de faire savoir à tous les employés que le magasin n'ouvrira ses portes qu'à midi, demain. J'avertirai moi-même Fulgence Létourneau de donner la même directive à la ganterie. Vous téléphonerez aussi au Soleil, à L'Evénement et au Chronicle pour leur demander de publier notre publicité quotidienne encadrée de noir, indiquant la fermeture pendant une demi-journée.
— Vous voulez que, pendant les jours suivants, la publicité paraisse avec cette livrée de deuil?
— Non, il faudra revenir à la normale dès mercredi matin. Je ne veux pas déprimer la clientèle !
Quand des personnes très importantes, comme un premier ministre, mouraient, les journaux paraissaient avec un ruban noir entre chaque colonne de texte. Pour la veuve d'un commerçant, un encadré autour de l'annonce publicitaire suffirait amplement à démontrer le sens des convenances du propriétaire actuel.
Au cours des heures suivantes, Marie se livra à toutes les corvées énumérées pour elle. Les vitrines de part et d'autre de l'entrée principale, rue Saint-Joseph, comme celles situées à l'arrière dans la rue DesFossés, se trouvèrent bientôt dotées d'une large banderole de tissu noir. Très rapidement, tout le personnel fut au courant de la fermeture du commerce pendant la matinée du lendemain. Personne ne considéra vraiment la chose comme un congé : sans que quiconque n'en formule l'exigence, tous les employés comprirent que la présence aux funérailles de la veuve du fondateur de l'entreprise s'imposait. Plusieurs s'inquiétèrent même que les chefs de rayons aient reçu l'ordre de prendre en note les noms des absents !
Toute la soirée du lundi, Marie Buteau participa à la répétition de la chorale de la paroisse Saint-Roch. Chacun devait se réapproprier les chants d'une messe de funérailles solennelles. Surtout, le directeur tenait à ce que tout se passe très bien. Comme il s'agissait d'une citoyenne éminente, des fidèles des paroisses de la Haute-Ville assisteraient sans doute à la cérémonie. Le petit homme entendait profiter de l'occasion pour faire grandir sa réputation musicale.
Le lendemain, la grande église Saint-Roch se trouvait bondée. Dans leur banc habituel, les Picard témoignaient éloquemment que les rayons du grand magasin contenaient tous les produits nécessaires à un grand deuil. Thomas, tout comme les enfants, portait du noir. Même le missel d'Eugénie, relié de cuir blanc, avait disparu au profit d'une nouvelle édition reliée de jais. Seule Elisabeth échappait à la règle. Ses ressources ne lui permettaient pas de se procurer un nouvel ensemble de vêtements. Puis elle était une employée de la maison, sans aucun lien de parenté avec la défunte. Tout de même, la jupe et la veste d'un bleu soutenu ne heurtaient pas le regard, ni les convenances.
Alice Picard brillait par son absence. Le dimanche précédent, au moment d'apprendre la nouvelle du décès de sa belle-mère, son commentaire avait été lapidaire: «Je serai sans doute la prochaine à rejoindre le bon Dieu ! » Absorbée dans ses prières depuis, elle se préparait à ce rendez-vous.
Finalement, la messe se déroula fort bien. Les larges bandes de tissu noir ou violet donnaient à la grande église un air lugubre à souhait. Des employés de la maison Lépine, vêtus de redingotes et de hauts-de-forme anthracites, portèrent le lourd cercueil jusque sur le parvis. Un cortège se forma spontanément derrière lui, composé des membres de la famille, de personnes qui au cours du dernier demi-siècle avaient entretenu des relations d'affaires avec elle, et des membres des quelques confréries religieuses dont la défunte avait fait partie au cours de son existence, des Enfants de Marie de sa jeunesse aux Dames de Sainte-Anne de l'âge mûr. Les autres paroissiens, de même que les employés de la famille, s'égaillèrent par l'une ou l'autre des quatre autres portes du temple.
La bière fut déposée dans un grand corbillard décoré de motifs sculptés. Deux chevaux étaient nécessaires pour le tirer. La solennité du moment arracha des larmes à quelques témoins. Même
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