Faubourg Saint-Roch
de récupérer un peu.
Dans d'autres circonstances, la sollicitude inquiète de madame Giguère lui aurait fait chaud au cœur. Marie se sentait plutôt observée d'un peu trop près.
À une heure, son manteau soigneusement boutonné jusqu'au cou, elle quitta la maison de chambres pour rejoindre la rue Saint-Joseph, marcher ensuite en direction de la rue Saint-Paul. Au moment de s'engager dans la Côte-de-la-Canoterie, elle leva la tête pour apprécier l'angle de la déclinaison, puis pressa le pas, comme si un effort physique intense pouvait la débarrasser de son problème. Tout au plus, par ce temps très froid, une bonne suée lui vaudrait peut-être un rhume.
Au sommet de la côte, la jeune femme parcourut la rue Saint-Flavien sur une courte distance, puis s'engagea dans la rue Couillard. La maison Béthanie se trouvait au numéro 14, une grande bâtisse de briques rouges aux fenêtres vaguement gothiques soulignées de pierres blanches. L'ensemble ressemblait un peu à une prison. Là, les sœurs du Bon-Pasteur
- la congrégation s'appelait en réalité les Servantes du Cœur Immaculé de Marie, mais ce nom ne s'imposait pas auprès de la population - accueillaient depuis 1878 les infortunées qui se retrouvaient enceintes hors des liens sacrés du mariage. Ces religieuses se spécialisaient dans un apostolat particulier, bien moins séduisant que l'enseignement ou le soin aux malades: venir en aide aux femmes perdues. Cela allait des prisonnières aux mères célibataires. Elles tenaient même un orphelinat pour abriter le fruit du péché de ces dernières, le temps de leur trouver une famille, dans le meilleur des cas.
Marie Buteau demeura un long moment immobile devant la grande maison, de l'autre côté de la rue de peur que des mains puissantes l'y mettent de force. Ces mains bien réelles, c'étaient celles du vicaire de la paroisse Saint-Roch. Peu après, une voiture tirée par un cheval poussif tourna au coin de la rue, progressa lentement dans un claquement sec des sabots sur le pavé. Quand le coupé s'arrêta, une petite jeune fille, de quinze ans tout au plus, descendit sur le trottoir, un peu pliée en deux, sans doute pour que son ventre rond paraisse un peu moins. Elle jeta un regard dans sa direction, révélant des yeux de bête effrayée. Déjà broyée par la vie, elle agita un gros heurtoir de bronze contre la porte. Celle-ci s'ouvrit bientôt, une silhouette sombre la fit entrer.
Une proportion considérable des bénéficiaires de cet établissement, surtout les plus jeunes, se recrutait chez les victimes d'inceste. C'était vraisemblablement le sort de cette gamine.
Avec difficulté, Marie s'arracha du trottoir, marcha jusqu'à l'intersection de la rue Sainte-Famille pour longer le grand complexe catholique où se forgeaient les élites de la société canadienne-française : l'Université Laval, le Petit séminaire et le Grand, le palais de l'archevêque, la cathédrale. De la rue Buade, elle atteignit la Côte-de-la-Montagne pour revenir dans son véritable univers, la Basse-Ville. Un peu machinalement, ses pas la conduisirent jusqu'au quai d'où partaient durant la belle saison les navires faisant le service sur le fleuve Saint-Laurent, et plus rarement ceux qui traversaient l'Atlantique.
La jeune fille s'assit sur une bitte d'amarrage. La bise venue du fleuve lui mordait le visage et tout le corps, au point que de grands frissons la secouaient par moments. L'eau glauque du fleuve encombré de grandes plaques de glace exerçait sur elle une fascination irrésistible. Chaque printemps, de tout petits entrefilets dans les journaux signalaient la découverte de corps sur les berges du bas Saint-Laurent. Quelle proportion d'entre eux était ceux de jeunes filles enceintes ? Et dans tous les pays, combien ?
Toutefois, Marie ne se trouvait pas réduite à cette extrémité. Pas encore.
Dans les familles canadiennes-françaises, le jour de l'An, plus que la Noël, était le prétexte à d'importantes réunions familiales. Comme le clan des Picard se trouvait réduit d'une personne depuis le décès inopiné de Madame veuve Théodule, ceux qui restaient avaient intérêt à serrer les rangs. Alfred se présenta en fin d'après-midi au domicile de la rue Saint-François en affichant son bonheur complet de se trouver là. Évidemment, son sourire ironique incitait à tempérer sérieusement cette première impression.
— Mon très cher frère, je te souhaite que 1897 te
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