Faubourg Saint-Roch
conduise à des sommets de prospérité inédits dans le monde entier, déclara-t-il en serrant la main du commerçant dans l'entrée.
—Je te remercie, quoique « inédits dans notre belle ville » aurait suffi. C'est tout de même gentil à toi...
— Et un peu égoïste aussi. Cinq sixièmes de ce souhait tiennent à ma gentillesse, le dernier à la conscience de mes intérêts.
— Et moi, je te souhaite des bonnes choses en entier.
Débarrassé de son paletot, le visiteur entra dans le salon,
ouvrit grand les bras en disant :
— Impératrice Eugénie, viens faire la bise à ton oncle préféré.
Elle s'approcha en précisant d'une voix amusée :
— Vous êtes le seul.
— Même si tu en avais mille, je demeurerais le premier dans ton cœur.
Les baisers sonores sur les joues et les souhaits de bonne année échangés, il lui fit signe d'effectuer un tour complet sur elle-même, en faisant tourner son index dirigé vers le sol, comme à son habitude.
— Si je ne me trompe pas, cette magnifique robe bleue allonge un peu, comparée aux précédentes, ou alors tes jambes raccourcissent.
— Elle est plus longue, répondit-elle en rougissant.
Sa fierté n'était pas vaine. Les petites filles montraient leur bas et même leur culotte qui souvent atteignait les genoux. Les femmes cherchaient à dissimuler jusqu'à leurs bottines, et les plus coquettes balayaient le plancher du bas de leur robe. Plus Eugénie irait vers la maturité physique, plus le rebord de son vêtement s'approcherait du sol.
— Edouard, on se serre la main, comme des hommes.
Le gamin joua un instant à l'adulte, enchaîna avec des bises mouillées et conclut le tout en disant :
— Tu veux jouer avec mon train ?
— Auparavant, je veux souhaiter la bonne année à ta jolie institutrice. Tu lui as fait la bise, ce matin ?
Le garçon acquiesça d'un grand signe de la tête. Alfred posa la main sur la taille de la préceptrice pour lui poser deux baisers sonores sur les joues.
— Je vous souhaite une excellente année, mademoiselle Trudel, et le paradis avant la fin de vos jours.
— A vous aussi, mais habituellement ne dit-on pas «à la fin de vos jours » ?
— A moins d'entendre une petite voix dans le creux de votre oreille, comment pouvez-vous en être certaine? Un bon matin, vous risquez de vous réveiller morte, sans paradis... et sans enfer. Je préfère avant, le risque d'être déçu est trop grand, après.
— Alfred, cesse de dire des choses pareilles à la personne qui enseigne le catéchisme à mes enfants. D'ailleurs, des oreilles innocentes t'écoutent, commenta Thomas en présentant un verre de cognac à son frère.
En effet, devant son oncle, son train pressé entre les bras sur sa poitrine, Edouard se tenait immobile en fronçant les sourcils, intrigué par ce discours.
—Jeune homme, fit Alfred en s'agenouillant sur le plancher, n'écoute rien de ce que je raconte, et montre-moi ce fameux train qui a été le clou du rayon des jouets depuis le début de décembre.
Un peu rassuré sur le salut de l'âme de son fils, Thomas se tourna vers Élisabeth pour demander :
— Vous voulez quelque chose, Mademoiselle ?
— Non. La période des fêtes m'expose à de si nombreuses tentations que la mère supérieure des ursulines perdrait conscience, si elle savait.
La remarque contenait de si nombreux sous-entendus que le rouge monta aux joues de la jeune femme. Elle regagna le canapé où, depuis la fin de l'après-midi, elle feuilletait de vieux numéros de la Revue moderne épaule contre épaule avec Eugénie. La fillette s'intéressait en particulier aux nouveaux modèles de robes, de manteaux et de chapeaux.
Très vite lassé de jouer avec le train miniature, Alfred se cala dans un fauteuil et but son cognac à petites gorgées. Après les commentaires obligés sur la température très froide et le mauvais entretien des rues par les services municipaux, le visiteur changea de sujet:
— Les rumeurs sur des élections provinciales prochaines se confirment-elles ?
— Tu sais bien que ce ne sont pas des rumeurs : le gouvernement est au pouvoir depuis si longtemps que les élections doivent avoir lieu en 1897.
— Déjà! Je n'avais pas réalisé que le temps filait si vite. Le notaire poète risque-t-il de l'emporter?
Le chef du Parti libéral provincial, Félix-Gabriel Marchand, notaire
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