Faubourg Saint-Roch
tertre, s'élevait le magnifique édifice de pierre grise de l'Assemblée législative. A droite, rue de l'Esplanade, se dressait la construction éphémère du Palais de glace. Son concepteur avait profité de la présence du mur d'enceinte pour inscrire son œuvre dans cet ensemble plus vaste. La porte Saint-Louis le flanquait au sud, une tour de garde au nord. Pourtant, l'effet d'ensemble se révélait décevant. Même Édouard porta tout de suite un jugement exact :
— Ce n'est pas un château de chevaliers.
— Tu as bien raison, on dirait la tour de Babel, apprécia Elisabeth à son tour.
La comparaison était bonne. Un cône formé de blocs de glace s'élevait à bonne hauteur. Cependant, l'échafaudage de bois destiné à prévenir un effondrement ruinait l'élégance du matériau. Un escalier étroit faisait le tour de la construction, afin de permettre de se rendre au sommet.
— Nous allons grimper là-dessus ? demanda le gamin.
— Non, et cela me donne l'occasion de t'enseigner quelque chose d'aussi important que le catéchisme. Quand un édifice paraît aussi mal conçu que celui-là, mieux vaut rester prudemment au sol, à l'extérieur.
— Ce n'est pas comme notre magasin.
— Certainement pas. Du fer et de la pierre, cela peut durer toujours.
Les recommandations à la prudence assimilées, la petite famille passa deux bonnes heures à circuler sur cette place en effervescence, envahie d'hommes portant fièrement leur habit de raquetteur, une ceinture fléchée autour de la taille, et de femmes en extase devant leurs prouesses sportives et leur allure virile.
Des sculptures de neige ou de glace représentaient des animaux ou des oiseaux, plus rarement des personnages célèbres. Thomas remarqua tout de même deux ou trois bustes éphémères de Wilfrid Laurier. Lui-même en avait placé un, en plâtre, dans la vitrine de son magasin. Pour quelques dollars, les clients pouvaient acheter leur exemplaire et le placer à la place d'honneur dans leur salon ou leur bureau.
A la fin, cette fois complètement gelés et l'estomac dans les talons, ils retrouvèrent la carriole. Napoléon Grosjean leur jeta un regard peu amène. Lassé et victime du froid, il avait regagné la banquette arrière pour se réfugier sous la peau de buffle. Pour mettre fin à ses souffrances, Thomas décréta avec humeur :
— Laisse-nous au Château Frontenac, puis rentre à la maison. Nous prendrons un fiacre pour revenir.
Le petit jeu de l'homme transi avait fonctionné. Fier de sa représentation, le cocher enleva la couverture du dos du cheval, reprit sa place et fit claquer les rênes avec entrain.
Bien que l'heure du dîner soit passée, la grande salle à manger du Château Frontenac regorgeait toujours de clients. Le carnaval servait exactement à cela, raviver les affaires avant le long carême déprimant. Le maître d'hôtel abandonnait toute velléité de faire respecter le code vestimentaire habituel. Le manteau démodé qu'Elisabeth « empruntait » encore une fois à Alice, les gilets endossés les uns par-dessus les autres, les bas qui se déroulaient par-dessus les jambes des pantalons et même les mocassins n'attiraient qu'un pincement des lèvres et un regard réprobateur. Toutefois, deux ou trois raquetteuses revêtues de pantalons amples, sans doute des Américaines pour s'accoutrer ainsi, furent refoulées à l'entrée.
— Nous sommes déjà venus ici, remarqua Edouard en examinant les lieux.
— Oui, avec ton oncle Alfred, répliqua Elisabeth.
— Il y avait des musiciens noirs, dehors.
Le spectacle avait laissé un souvenir impérissable. Affamés, les membres de la petite famille commandèrent sans tarder. La conversation porta sur les différentes activités au programme du carnaval le lendemain. Entre les compétitions de crosse, de tir à la carabine, de courses de traîneaux à chien, le père et le fils s'entendirent pour assister à la joute de hockey au Pavillon des patineurs. Comme Eugénie exprima un désintérêt total, la préceptrice, guère plus séduite, convint de demeurer avec elle à la maison.
Un peu après trois heures, la famille se retrouva à l'extrémité ouest de la terrasse Dufferin. Un échafaudage de bois créait des glissades plutôt impressionnantes. L'angle aigu permettait aux traînes sauvages de prendre de la vitesse dès le départ. La surface glacée faisait le reste : en riant, les volontaires
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