Faubourg Saint-Roch
certaine terreur dans la voix, elle souffla entre ses lèvres :
— Mais elle était vivante. J'entendais clairement sa respiration un peu sifflante.
Des larmes coulaient maintenant sur ses joues. Elle ajouta encore :
— Je le jure.
L'homme se leva, ferma l'arrivée du gaz dans la lampe, puis l'aida à se lever de son siège pour la serrer contre son corps.
— Ne jure pas. Ce n'est pas nécessaire entre nous. Je crois, et je croirai toujours, chacun des mots qui sort de ta bouche.
— Je ne lui ai jamais fait de mal.
— Je sais.
— Eugénie me détestera toujours.
Thomas enfouit son visage au creux de l'épaule de la jeune femme, cherchant à se perdre dans la masse de ses cheveux. Il murmura tout près de son oreille :
—Je ne pense pas. Samedi, j'irai avec elle chez les ursulines. Si les bonnes mères acceptent de la recevoir, ces quelques semaines hors de la maison lui feront le plus grand bien.
— A la fin de l'année scolaire...
— Avec un peu de chance, j'aurai vendu cette grande boîte, pour acheter quelque chose dans la Haute-Ville. Sans les fantômes qui hantent ces lieux, les choses iront mieux.
Elisabeth ne partageait pas cet optimisme, même si elle avait désespérément besoin d'y croire.
— Et nous ?
Elle avait failli dire : « Et moi ? » Thomas se recula un peu pour regarder le visage blafard dans la lumière lunaire, joua dans ses cheveux de ses deux mains, puis il décréta :
— Samedi, je verrai la mère supérieure pour la plus jeune des femmes de ma vie. Dimanche, ce sera le curé pour la plus âgée.
Sur ces mots, il l'entraîna dans le cagibi, au-delà de son lourd bureau. Dès le moment où Thomas avait vu sa femme morte, une résolution inéluctable était née en lui: jamais il ne réintégrerait la chambre conjugale. Cet endroit recelait trop de mauvais souvenirs pour s'endormir facilement s'il y couchait.
Ce soir-là, Élisabeth céda ce petit bijou entre ses cuisses
que, depuis l'enfance, tout le monde lui décrivait comme son unique trésor. Les jeux de mains n'étaient plus de mise.
Un an exactement après sa première visite, Thomas se retrouvait dans le bureau de la supérieure des ursulines.
— Vous comprenez, dans les circonstances, s'éloigner de la maison lui fera le plus grand bien.
Assise sur la chaise près de lui, Eugénie ouvrait de grands yeux rougis. La majesté de l'endroit, les planches jaunies d'avoir été trop souvent frottées, l'odeur d'encaustique, les fillettes toutes revêtues du même uniforme, tout cela la laissait un peu étourdie.
—Je comprends. Quand j'ai appris la nouvelle, cela m'a touché droit au cœur.
— Je sais que l'année scolaire tire à sa fin...
— Pour l'amour d'Alice, cela peut s'arranger. C'est bien ce que tu désires, Eugénie ?
La petite fille rougit un peu, puis répondit :
— Oui, Ma Mère.
— Je vais te montrer la classe des petites, puis le dortoir. Viens avec moi.
La religieuse quitta son siège derrière le bureau et ajouta «Vous aussi, Monsieur», puis s'engagea dans les longs couloirs. Elle s'arrêta d'abord dans une classe plutôt exiguë où s'entassaient une trentaine de pupitres, des planches de pin montées sur des pieds de fonte.
— Tu seras un peu âgée, comparée aux autres élèves, mais si jamais nous constatons que tes connaissances le permettent, tu passeras dans le groupe suivant. Alice m'a écrit que tu apprenais très vite.
Ils arrivèrent bientôt dans un petit dortoir sous les combles. Une quarantaine de lits en rangs serrés devaient recevoir autant de fillettes. Le caractère Spartiate des lieux ne rebuta pas Eugénie. La promiscuité, dont elle n'avait aucune expérience, lui paraissait préférable à la solitude de sa chambre, à deux pas de la pièce où sa mère était morte.
— Penses-tu que cet endroit te conviendra ? demanda la supérieure.
— Oui, Ma Mère.
— Alors tu pourras te joindre à nous demain.
— ... J'ai toutes mes choses dans la voiture.
Son père avait même eu du mal à la convaincre de laisser sa petite valise dans le fiacre, avant d'en descendre quelques minutes plus tôt. La supérieure, surprise, la contempla un moment, interdite, puis elle acquiesça :
— Si c'est ce que tu préfères, soit. Je vais demander à l'une de nos postulantes de t'accompagner pour te guider.
Quelques minutes plus tard, une
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