Faubourg Saint-Roch
ou les membres de l'armée régulière désireux de prendre un verre, revêtus d'un uniforme de parade, en se remémorant leur dernier exploit militaire. Quelques-uns d'entre eux étaient allés aussi loin que la Saskatchewan pour réprimer la rébellion conduite par Louis Riel en 1885.
Cette fois, ce genre de clientèle avait fait place à des hommes à la tenue plus sobre et au discours moins martial.
Le maire de Québec, Simon-Napoléon Parent, avait convoqué les membres les plus influents du Parti libéral à une rencontre discrète. Même si aucune annonce n'avait été faite, chacun devinait le motif de la réunion. Le gouvernement conservateur siégeait à Ottawa depuis cinq ans, les élections ne pouvaient tarder.
Dans la grande salle, deux groupes se formaient spontanément. D'un côté, les membres des professions libérales, médecins, notaires, avocats - ces derniers se trouvaient particulièrement nombreux parmi eux - se regroupaient pour évoquer des souvenirs de collège ou des anecdotes de voisinage. Ils affichaient la prétention des personnes qui gagnaient leur vie en vendant à leurs compatriotes des services dont ils avaient le monopole. Les plus prospères participaient aux affaires en achetant des actions, ou plus souvent en spéculant sur des terrains ou des propriétés.
De l'autre, les «négociants» parlaient boutique et manifestaient une certaine déférence envers le premier groupe. Pour les Canadiens français, le travail manuel et le commerce demeuraient des activités méprisables. Pourtant, dans cette salle se trouvaient réunis des manufacturiers actifs dans les domaines de la chaussure, du cuir, du vêtement et du tabac, et de nombreux marchands, petits et grands.
Assis à une grande table circulaire, Thomas Picard avait rejoint des voisins immédiats de la rue Saint-Joseph, comme le marchand de meubles Légaré, le pharmacien Brunet, le fourreur Laliberté. Ce dernier possédait certainement le plus bel édifice commercial de la Basse-Ville, avec ses grandes fenêtres en ogives placées en quinconce et des œils-de-bœuf sur tout un côté de l'édifice.
Après une demi-heure d'attente, le maire Parent pénétra dans la pièce, accompagné du grand homme, Wilfrid Laurier, le député de Québec-Est depuis près de vingt ans. Grand, mince, très élégant avec son plastron amidonné et son col de celluloïd aux coins cassés, engoncé dans une redingote grise, le chef du Parti libéral du Canada en imposait. Tout de suite, debout au milieu de la salle, il commença :
— Messieurs, un événement imminent justifie notre présence ici : les élections fédérales seront déclenchées demain.
La population se rendra aux urnes dans cinq semaines, très précisément le 23 juin.
Autour de lui, chacun se mit à applaudir. Laurier avait fait bonne figure lors du suffrage tenu cinq ans plus tôt. Cette fois, chez les libéraux, on avait le sentiment d'être à la veille d'un changement de régime. Le nouveau siècle serait là dans quatre ans, les innovations techniques se multipliaient à une vitesse accélérée et des idées nouvelles, des choses impensables dix ans plus tôt, paraissaient maintenant naturelles. Tout laissait croire que l'on enterrerait bientôt un monde ancien au profit du nouveau. L'idée que des conservateurs dirigent encore les destinées du pays semblait ridicule.
— Je compterai de nouveau sur votre aide, continua le chef de l'opposition. Tous ensemble, nous pourrons faire en sorte qu'il ne reste plus un conservateur dans la région.
— Etes-vous certain du déclenchement des élections ? questionna quelqu'un. Le privilège de choisir la date revient au premier ministre Charles Tupper.
— Cela fait déjà plus de cinq ans que les conservateurs sévissent à Ottawa, ils écorchent la Constitution en s'accrochant encore. Croyez-moi, mes sources sont fiables. Leurs imprimeurs sont déjà au travail pour produire des affiches.
Les sources d'information de Laurier se révélaient d'autant plus fiables que des conservateurs de langue française avaient fait défection récemment pour se joindre à lui. Pendant quelques minutes, le chef du Parti évoqua le programme libéral, insistant sur l'autonomie des provinces, la nécessité de favoriser le commerce avec les États-Unis. Quand il évoqua la recherche d'une voie « ensoleillée » pour régler la question des écoles françaises et catholiques du Manitoba, l'assistance commença à
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