Faubourg Saint-Roch
les grandes personnes ont des ennuis. Dans ce cas, autant demeurer bien sage pour ne pas les énerver davantage.
L'enfant acquiesça. A la soupe succéda un morceau de poisson. Déjà, la préceptrice entrait dans son rôle, se félicitant d'avoir accepté deux jours plus tôt l'offre incongrue du marchand. Aucune de ses camarades du cours normal ne devait se trouver devant une classe à la fois si peu nombreuse et si bien disposée.
Le mardi 26 mai 1896, Élisabeth Trudel achevait sa dixième journée de travail auprès des enfants Picard. De tout ce temps, excepté pour la brève rencontre le jour de son embauche, elle n'avait jamais eu une véritable conversation avec la mère de ses protégés. Tout au plus Pavait-elle croisée dans le corridor, au moment où la malade entrait ou sortait de la salle de bain. Une ou deux fois tous les jours, les enfants prenaient sur eux de pénétrer dans la pièce surchauffée: la conversation ne durait jamais bien longtemps.
Dans les arrangements domestiques de cette famille, le plus troublant concernait les repas. Le père se levait tôt, déjeunait seul, rencontrait ses enfants en quittant les lieux, au moment où ceux-ci se présentaient à la salle à manger. Si une obligation quelconque le conduisait à se rendre au magasin un peu plus tôt, ce rendez-vous matinal devait être remis. Un midi sur deux, il revenait à la maison pour un lunch rapidement avalé. Le temps mis à se sustenter était si bref que les conversations se limitaient à des monosyllabes. Enfin, les deux enfants soupaient tôt, dans la cuisine. Dans le meilleur des cas, ils conversaient un moment avec leur père avant de regagner leur chambre. Cependant, le plus souvent, le commerçant s'attardait au magasin afin de procéder lui-même à la fermeture.
Quant à la mère, jamais elle ne prenait un repas à l'extérieur de sa chambre. Au fond, le bon accueil que les enfants avaient réservé à leur préceptrice tenait avant tout à leur isolement: laissés à eux-mêmes, ils partageaient leurs journées entre les jeux dans le grenier et les heures passées dans la cuisine avec Joséphine. De bonne grâce, ils avaient laissé Elisabeth occuper le grand vide de leur existence, fort impressionnés qu'une grande personne leur accorde toute son attention.
Ce jour-là, profitant du fait que ses protégés devaient remplir trois pages de leur cahier d'écriture de « a », de « b » et de « c » soigneusement tracés, la jeune femme descendit à la cuisine afin de boire un verre d'eau. Joséphine préparait un plateau à l'intention de sa patronne.
— Elle mange tôt. Elle ne descend jamais prendre un repas avec ses enfants?
La cuisinière jeta un regard peu amène sur la préceptrice. Heureuse de jouer à la maîtresse de la maison pendant l'absence d'Alice Picard, elle souffrait de se voir évincer par cette jeune intrigante en rupture de couvent. A la fin, elle consentit à expliquer, maussade :
— Enfermée dans sa chambre, elle obéit à son propre horaire, sans se préoccuper de celui du monde des vivants. Il y a un an ou deux, elle partageait encore le dîner et le souper des enfants. Puis cela s'est produit de moins en moins souvent, puis plus du tout. C'est pourquoi vous êtes là.
— Vous devez donc lui monter à manger trois fois par jour?
La pointe de sollicitude dans la voix d'Elisabeth amena la cuisinière à confier:
— Oui. Mais compte tenu de ce qu'elle consent à avaler, je pourrais sauter sans mal un repas sur deux.
Le pas pesant de Joséphine dans l'escalier ne passait pas inaperçu. Elisabeth n'apprenait rien là qu'elle n'avait déjà deviné.
— La pauvre, continuait la vieille dame, elle ne doit pas
peser plus de quatre-vingt-dix livres.
— ... Le médecin vient souvent la voir?
— Toutes les deux semaines, parfois plus souvent. Ses potions ne donnent rien.
—Aujourd'hui, je vais monter son plateau. J'aimerais lui parler des progrès de ses enfants.
Le premier mouvement de Joséphine fut de protester, de défendre bec et ongles le bout de territoire qui lui restait. Pourtant, il lui apparut bientôt que la patronne risquait peu de s'enticher d'une jolie jeune femme dont ses enfants paraissaient déjà incapables de se passer. Autant ne pas contrecarrer ses plans et la laisser se placer toute seule en difficulté.
— Je préfère monter avec vous, accepta-t-elle à la fin.
T out en parlant, Joséphine avait
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