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Faubourg Saint-Roch

Titel: Faubourg Saint-Roch Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Pierre Charland
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l'hôtel pour se rafraîchir, avec cette chaleur.
    —    Mais tout le monde peut voir des Africains sans payer un sou. Il n'y a qu'à prendre le train !
    Elisabeth évoquait là un ouï-dire, mais elle avait raison. Partout sur le continent nord-américain, le service sur les trains de passagers était assurés par des Noirs.
    —    Mais les porteurs, les serveurs dans les wagons-restaurants et les préposés aux wagons-lits sont tout de même moins spectaculaires que ceux-là. Écoutez.
    Du kiosque venait une musique aigrelette, une valse aux sonorités pourtant étranges. D'une grande porte du Château Frontenac sortait un cortège étonnant, des Noirs, des hommes en habit de soirée, des femmes en robe de bal. Cependant, ils portaient des adaptations un peu excentriques des vêtements des notables. Les nœuds papillon des hommes prenaient des dimensions et des couleurs surprenantes, les robes des femmes offraient des décolletés qui dessillaient les yeux des spectateurs. Même si la nature avait doté ces dernières de postérieurs généreux, des postiches sous les robes leur donnaient des dimensions plus impressionnantes encore.
    Cet exhibitionnisme provoquerait des sermons outrés de tous les pasteurs de la ville de Québec, et peut-être même une lettre de l'archevêque condamnant sans appel les manifestations de ce genre. Ces interventions scandalisées vaudraient fort probablement une audience plus large à ces artistes, lors de leur prochain passage.
    —Je peux aller voir? demanda Edouard en se levant sur
    la pointe des pieds.
    —    Seulement si Eugénie veut bien t'accompagner, répondit son oncle.
    La fillette, tenaillée aussi par la curiosité, accepta de prendre son frère par la main pour se rapprocher de cet étrange spectacle. Les hommes et les femmes marchaient d'un pas lent, presque majestueux. La musique les amenait pourtant à se dandiner un peu. Les spectateurs pouvaient imaginer un mariage dans la meilleure société, ou alors un bal à la cour de la reine Victoria, ou à la Maison-Blanche, à Washington. Tout l'humour de la scène résidait là. Sur un continent où l'esclavage avait été aboli il y avait tout juste trente ans, la majorité des Noirs récoltaient encore le coton ou la canne à sucre, la plupart des autres gagnaient leur pitance à torcher des Blancs, et les bonnes gens de Québec, comme ceux de toutes les villes où des troupes de ce genre se produisaient, riaient à gorge déployée de ce contre-emploi. Ceux qui se situaient sous tous les autres dans l'échelle sociale mimaient les gens qui en occupaient le sommet.
    Bien sûr, leur amusement tenait d'une confusion de sens. Tout public afro-américain aurait compris que les esclaves, pour tourner leurs maîtres en dérision, avaient pris l'habitude d'en mimer l'arrogance, la suffisance et la cruauté.
    —    C'est le cake-walk, commenta Alfred, un sourire amusé aux lèvres. Notre ville endormie a droit à une manifestation de ce genre pour la première fois. Les journaux de Montréal ont présenté la chose comme l'arrivée de Québec dans la modernité.
    —    La «marche du gâteau»?
    —    Cette traduction littérale n'a aucun sens. Certains parlent plutôt de la chalk line walk. Ne me demandez pas ce que signifie vraiment l'une ou l'autre de ces expressions, je
    n'en sais rien.
    Très doucement, alors que la vingtaine de Noirs paradaient sur les madriers de la terrasse Dufferin, la musique changea progressivement, le tempo s'accéléra, le rythme s'éloignant de celui de la valse. Finalement, la musique ne ressembla plus à quoi que ce soit de familier aux spectateurs. Au fur et à mesure de la métamorphose sonore, les corps des Afro-Américains s'agitèrent de soubresauts, comme les mouvements involontaires de personnes épileptiques.
    Après quelques minutes de ce qui semblait une lutte impitoyable entre la civilisation et la sauvagerie, les corps s'abandonnèrent à leur vraie nature. Ou à tout le moins, c'était ce que les citadins et les touristes massés sous le soleil préférèrent croire. Ce spectacle foncièrement raciste devenait une métaphore : malgré tous ses efforts pour mimer les formes du raffinement, de la culture, de l'humanité en somme, l'Africain revenait de façon irrépressible à sa nature primitive, animale. A la fin, au son d'une musique endiablée, ces hommes et ces femmes s'engagèrent dans une sarabande apparemment désordonnée qui rappelait aux

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