Faubourg Saint-Roch
rapport à son frère :
— Comme tu peux le constater, les murs sont encore debout ; les rayons, remplis de marchandises et les employés, voués corps et âme à augmenter tes profits.
— Nos profits... A moins que pendant mon absence, tu aies décidé de céder tes parts à prix d'or à un tiers, répondit Thomas sur le même ton.
— Dieu m'en préserve ! Ta direction ferme et éclairée nous conduira à une prospérité sans fin.
Alors que cette ironie tombait habituellement sur les nerfs du patron, cette fois il décida de s'en amuser.
—Je constate à ton humeur enjouée que ton corps a cessé de te faire souffrir.
— Mes côtes cassées se rappellent à mon bon souvenir, mais rien d'insupportable.
— Je suppose que les choses se sont bien passées ici.
— Très bien. J'ai mis de côté toutes les questions qui demandaient ton attention personnelle, j'ai réglé les autres de mon mieux.
En disant cela, le chef de rayon désignait une petite pile de documents rangée sur une table poussée contre un mur. Pour la plupart, il s'agissait de factures à régler.
— Je regarderai cela tout à l'heure. Pendant les jours qui viennent, je veux te confier une petite mission : organiser un pique-nique pour le personnel.
— Me voilà ministre des Loisirs, comme au temps de Louis XIV. Quand le grand moment de réjouissances aura-t-il lieu?
— Dimanche prochain.
Alfred laissa échapper un léger sifflement pour marquer son appréciation de se voir imposer un échéancier aussi court. Pour se justifier, son frère expliqua :
— Je voulais être certain que tout serait prêt du côté de la Pointe-aux-Lièvres.
— Ta fameuse ganterie !
— Oui. J'avais un télégramme à la maison samedi dernier. Les machines sont arrivées au port de Québec depuis plusieurs jours, de même que les trois techniciens américains venus les installer. Les travaux progressent bien, ils en ont encore pour une semaine tout au plus. Aussi je pourrai annoncer dimanche prochain à tout le personnel que le recrutement des ouvrières commencera le lundi 3 août.
Après cela, le bouche-à-oreille ferait le reste, aucune autre forme de publicité ne serait nécessaire. Alfred résuma d'ailleurs la stratégie en une phrase :
— Comme tous les membres du personnel doivent avoir entre deux et quatre petites sœurs désespérées de trouver un emploi, à dix heures tout au plus tu auras tout ton effectif.
Le plus simple, dans la gestion du personnel, était de s'en remettre aux réseaux familiaux. Si un bon employé demandait que l'un de ses proches soit recruté, cela représentait la meilleure recommandation. Souvent, un contremaître dirigeait un groupe de neveux et de nièces, et exerçait sur eux une forme d'autorité patriarcale, sinon paternelle. Tout au plus fallait-il s'assurer que les rapports hiérarchiques au sein de l'entreprise ne souffrent pas de tensions entre clans.
— Comment recruteras-tu les quelques contremaîtres qui dirigeront les opérations ? questionna Alfred.
— Les techniciens américains resteront ici jusqu'en septembre, afin de roder tout l'équipement. J'espère qu'ils pourront aussi former trois ou quatre bons hommes débauchés dans des manufactures de la ville.
Le chef de rayon ne doutait pas que son frère possédait déjà une liste de quelques noms, obtenus lors de discussions à la Chambre de commerce.
— Quand te décideras-tu à annoncer que ton ineffable secrétaire, ce gringalet incolore, inodore et sans saveur, deviendra le gérant de cette boutique ?
— ... Comme tu as deviné, inutile que je te l'annonce. Pour le reste des employés, je comptais avoir Fulgence à ma droite, au moment de l'inauguration de dimanche prochain. Chacun comprendra.
— Ce doit être le secret le plus mal gardé de l'histoire du magasin: il a passé les dernières semaines à la Pointe-aux-Lièvres.
Thomas haussa les épaules pour signifier que de toute façon, ce n'était pas un grand mystère. Mieux valait placer à ce poste une personne fiable, qu'il avait appris à connaître au cours des deux dernières années. Quelqu'un de suffisamment néophyte pour ne prendre aucune initiative fâcheuse, mais
assez expérimenté pour éviter les erreurs grossières.
— Comme tu en sais beaucoup, tu te doutes que je pense demander à Marie Buteau de prendre le relais.
— Depuis que tu
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