Favorites et dames de coeur
surintendant des finances, ne lui envoya pas peu dire : « Sire, il ne faut plus tortignonner, vous avez dans huit jours un roi élu en France, le parti des princes catholiques, le pape, le roi d’Espagne, l’empereur, le duc de Savoie et tout ce que vous aviez déjà d’ennemis sur les bras. Et il vous faut soutenir tout cela avec vos misérables huguenots, si vous ne prenez une prompte et galante décision d’ouïr une messe […] gagnant plus en une heure de messe que vous feriez en vingt batailles gagnées et en vingt années de périls et de labeurs […]. La Ligue […] ne craint rien de vous tant que votre conversion. » Protestant austère, mais imbu du sens de l’État, Rosny 66 fit chorus. Enfin, Gabrielle usa d’arguments humanitaires, chose plutôt inhabituelle de sa part : « Considérez la misère du peuple et la perspective de passer le reste de vos jours, les armes sur le dos, dans les fatigues, les tracas, les hasards, les embûches, loin du repos et des douceurs de la vie. » Bien que guidée par l’intérêt personnel, elle joua donc un rôle utile dans la décision du souverain.
Tandis que le roi se faisait instruire dans la religion catholique, apostolique et romaine à Saint-Denis, haut lieu de la monarchie française, sa favorite demeura par décence à Mantes. Abjurant le protestantisme, Henri IV leva le dernier obstacle à sa légitimité (25 juillet 1593). Mais il fallut encore cinq ans de guerre contre l’Espagne et le versement de fortes indemnités pour convaincre les derniers ligueurs irréductibles.
La « décriée bagasse »
Le nouveau converti ne renonça pas à ses plaisirs : Gabrielle vint assister à la cérémonie du 25 juillet et logea à l’abbaye, gâtant quelque peu la bonne impression que le roi espérait donner. Le curé ligueur Boucher eut alors beau jeu d’évoquer le « bordel de Saint-Denis », et un quatrain évocateur circula bientôt :
Au Roi :
Cette putain qui ne vous aime
Que de gauche et pour le profit
Est si putain que le temps même
Putassait le jour qu’on la fit.
Le mot était lâché, le ton donné et la réputation de Gabrielle d’Estrées définitivement établie. Bien des gens flétrirent en elle les machinations peu honorables de son clan. Les archers de la garde ne l’appelaient que « la putain du roi » ; encore le mot était-il moins dépréciatif à cette époque qu’à la nôtre. Jamais une favorite ne fut si vite, et si unanimement, condamnée par l’opinion. Mais Gabrielle prêta le flanc à la critique parce qu’on la savait intéressée, voire avide, infidèle au monarque et incapable d’un geste charitable. Elle ne possédait aucun des talents de ses illustres devancières, Françoise de Foix, Anne de Pisseleu ou Diane de Poitiers, animatrices de la vie de cour, mécènes et raffinées. Encouragée par la prodigalité d’Henri, Gabrielle ne sut qu’étaler sans pudeur un luxe de parvenue, alors que la misère régnait. Elle reçut des titres, de l’or, des terres et des châteaux, dont Montceaux, naguère propriété de Catherine de Médicis. Sa parentèle profita de ces largesses inconsidérées. Aveuglé par la passion, le roi manqua de discernement sur ce clan de vautours. Le réveil fut brutal. Les redoutables tercios du cardinal de Tolède s’emparèrent de Calais et l’opinion blâma ouvertement la vie déréglée du roi (1596) :
Ce grand Henri qui voulait être
L’effroi de l’Espagnol hautain
Maintenant fuit devant un prêtre
Et suit le cul d’une putain.
Gabrielle se déclara soudain enceinte des œuvres du roi. Cela le réjouit, car il se croyait stérile, mais l’opinion, toujours hostile à l’endroit de Mlle d’Estrées, attribua à Bellegarde la paternité du petit César, dit « César Monsieur » (1594). La favorite ne fut jamais populaire, même quand elle chercha à s’acheter une conduite : « Elle a beau vivre avec tant de gravité et de retenue […] ses habits et toutes ses actions ne représentant qu’une parfaite modestie, le peuple la regardera toujours comme une putain », constatèrent l’ambassadeur de Venise et le légat du pape (1598).
La quasi-reine
Avec le temps, Henri IV semblait décidé à épouser l’insatiable Gabrielle malgré les avertissements contraires de ses fidèles ; il la traitait comme une reine, satisfaisant ses moindres désirs à son profit ou celui de sa famille, au détriment de serviteurs plus compétents ; elle lui
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