Fidel Castro une vie
l’histoire a été très différente à Cuba et en Europe de l’Est : Fidel, en effet, n’est pas l’héritier d’une Révolution, comme l’était Gorbatchev, mais son fondateur. Du régime révolutionnaire cubain, par ailleurs, les connotations nationales (héritage d’une indépendance inaboutie du fait des États-Unis) étaient aussi importantes que les composantes sociales, et cela a pesé pour la survie. En outre, comme l’écrivait l’hebdo américain
Time
du 20 janvier 1990, il reste « un fond de loyauté » du Cubain moyen pour Castro, dont la Révolution a offert à chacun « l’éducation et la Sécurité sociale ». Il est vrai, également, que l’appareil de répression du régime est peut-être un peu plus sophistiqué qu’il ne l’était dans maints pays de l’Est : plus fondé sur le contrôle social, qui implique la population, que sur la force nue. Quant aux dissidents, ils ont fait, dès les années 1980, l’objet d’un traitement mixte – phases de harcèlement et plages de tolérance – sans que le passage de l’un à l’autre soit prévisible, ce qui entretient l’inquiétude et prévient la cristallisation. Par ailleurs, des soupapes existent. Ainsi les mécontentements de nature économique et sociale peuvent, en général, s’exprimer, soit sur le mode dit « constructif », lors de réunions d’instances officielles comme le syndicat unique ou les CDR, soit de façon plus débridée, dans la rue ou les
colas
(files d’attente). Le régime a aussi, bien vite, toléré certaines attitudes « déviantes » : ainsi un marché noir non négligeable et de petits trafics au détriment de la propriété publique ont rendu possible l’impossible vie quotidienne. La prostitution redevient un thème, alors qu’on la croyait à jamais bannie depuis le triomphe de la Révolution. Mais alors que, sous Batista, c’était un vice pour Américains, aujourd’hui les « filles » et aussi les garçons – parfois des étudiant(e)s, et parfois même de familles honorables – qui s’y livrent nomment cela :
hacer el pán
(gagner son pain).
Dès la mort de Guevara, en 1967, Fidel avait dû s’aviser que l’Amérique du Sud était trop vaste pour Cuba. Il avait, dès lors,rabattu ses ambitions, n’entendant plus être qu’un exemple d’indépendance face aux États-Unis. Puis l’Afrique avait pris le relais dans sa grande pensée. À partir de 1979, les révolutions du Nicaragua et de la Grenade, deux pays petits et proches de Cuba, avaient relancé son intérêt pour les choses de l’Amérique, focalisé cette fois vers l’isthme et la Caraïbe. Vers 1990, il doit admettre le retrait du mouvement révolutionnaire jusque dans cette zone étroite. Au total, sa croisade latino-américaine aura surtout laissé, parmi les populations démunies, une nostalgie qui pourrait rebondir un jour. Dès lors, les clameurs guerrières sont retombées,
a priori
, définitivement, sur les théâtres extérieurs : après avoir, trois décennies durant, porté le bruit et la fureur sur les continents, l’île se trouve soudain prise dans l’assourdissant silence de la paix. La mise à l’écart, dès 1992, de Manuel Piñeiro dit « Barberousse », homme de tous les coups fourrés en Amérique latine depuis un quart de siècle, consacrera ce repli.
Fidel n’a plus d’illusions sur le camp socialiste qui « perd », après la Pologne et la Hongrie, l’Allemagne de l’Est, la Tchécoslovaquie, la Bulgarie et enfin la Roumanie, avant même que la terrible année 1989 ne s’achève. Il se donne le luxe, dès lors, d’ironiser sur la médiocre qualité des « monte-charges bulgares », des « boîtes de vitesses tchécoslovaques », dont le pays a dû s’accommoder durant plus de deux décennies dans le cadre de la division internationale socialiste du travail organisée par le Comecon. Et les « autobus hongrois » ? « De la vraie cochonnerie », dit-il, et « 63 litres aux cent kilomètres », sans oublier « une pollution d’enfer ». Peu fair-play le
Lider maximo
!
Le
Lider
doit donc s’occuper d’économie – il n’est que temps. Dès le début de 1990, il a évoqué une « période spéciale » à venir. L’expression, que l’on traduirait mieux par « état d’exception », désigne un de ces plans de routine que les autorités de Défense mettent sur pied par anticipation. Ici, elle vise le cas d’une invasion américaine. Mais comme il n’y a pas d’invasion, on
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