Fidel Castro une vie
parlera de « période spéciale en temps de paix ». Celle-ci est annoncée fin août. Elle marque l’abandon discret de la « Rectification des erreurs », la phase néoguévariste de la deuxième moitié des années 1980 – cette « castroïka » qui avait marqué la fin de l’ouverture économique lancée en 1980-1981pour répondre aux urgences révélées par l’exode de Mariel. Les premières mesures d’austérité renforcée prennent effet en septembre.
Les Cubains, pourtant habitués à tout, et qui sont rationnés peu ou prou depuis 1962, n’avaient encore jamais connu cela. Ils avaient, pour ne parler que de l’essentiel, connu les virages ou inflexions étatiste de 1960, marxiste de 1961, guévariste de 1965, planiste de 1971-1975, « préperestroïkiste » de 1980-1981, rectificatif de 1985-1986… La « période spéciale », elle, allait leur apprendre les charmes délétères d’un « grand bond en arrière ».
Un envoyé du
Monde
croit « revoir un vieux film ». Partout, on tombe sur des carcasses de « grosses américaines » immobilisées par le manque d’essence ou de pièces de rechange. Dans les rues quasi sans automobiles, les bicyclettes tiennent le pavé. Pour les transports en commun, on invente le « chameau » : deux bus tractés par un camion. Dans les champs, le mulet devient roi du paysage. Les routes sont parcourues de chars tirés au pas lent des bœufs. À Cárdenas, dans la province de Matanzas, on signale la réapparition de calèche à chevaux. Ici et là, des moulins à vent ont été réinstallés. La machette est redevenue l’instrument de travail aux champs. Et la bougie s’est imposée comme mode d’éclairage urbain. Et, pour mêler les joies et les peines des uns et des autres, des dizaines de milliers d’habitants des villes ont été priés de rejoindre la campagne : ainsi seront-ils nourris par leur travail, au lieu de peser sur l’approvisionnement de La Havane et autres cités, et leur effort améliorera l’ordinaire des citadins.
La carence première est l’énergie, du fait de la décision soviétique de faire payer le pétrole en devises à partir du 1 er janvier 1991. S’ensuivent les coupures d’électricité qui affectent la vie des citoyens et la marche des entreprises, et le manque de carburant, qui paralyse les engins utiles à la production : tracteurs, coupeuses et broyeuses de canne, etc. Mais les Cubains sont également affectés par l’arrêt, ou du moins l’irrégularité, des envois de vivres du Comecon, à commencer par les céréales et la viande.
La libreta
, qui était, pour le meilleur et pour le pire, symbole de l’égalité entre Cubains, ne propose plus, à des prix bas, que des quantités réduites d’huile, d’œufs, de riz, de poisson, de sucre (!), de lait en poudre et de pain. Encore faut-ilfaire la queue pour obtenir ces merveilles. C’en est fini des saucisses allemandes, des poulets bulgares, des biscuits hongrois qui amélioraient l’ordinaire au fil des arrivages. Et plus question de combler un creux en achetant des produits
por la libre
dans des magasins officiels : en 1991, le litre d’huile est à 150 pesos, le kilo de viande à 600, alors que le salaire mensuel est de 200 pesos (2 dollars au cours du marché noir).
Fidel fait-il rire ses compatriotes en décrétant devant l’Assemblée, pour la fin de 1990, une « amnistie pour les cochons », encore nommée « trêve des charcutiers », qui épargnera deux cent mille porcins ? Quant au carnaval de La Havane, il est rayé du paysage, lui qui célébrait naguère le passage d’une année à l’autre dans la musique et avec un ordinaire amélioré, composé de
lechón
(porcelet) et de
cristianos y moros
(riz-haricots noirs). Vilma Espín, épouse, séparée, de Raúl et « première dame de la République populaire » en l’absence, officielle, d’une Madame Fidel Castro, se montre à la télévision pour conseiller des menus « vaches maigres ». Et l’on ressort une « speakerine » de l’époque de Batista, Nitza Villapol, pour vanter « le poulet sans poulet », le steak d’écorces d’orange et les desserts à base de pommes de terre. « La vie s’est simplifiée, persifle Pepito, le titi havanais. En fait, il n’y a plus que deux problèmes à Cuba : le déjeuner et le dîner. »
Le recours au marché noir en dollars est toléré, mais
de facto
réservé à une minorité – de 15 à 20 % des Cubains, selon les autorités. Ces
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