Fidel Castro une vie
chat et à la souris avec eux. Lequel ne se souvient de son irruption nocturne dans sa chambre d’hôtel, quelques heures avant le départ de son avion, après qu’on l’aura fait mijoter quinze jours durant parce que « le commandant est rendu chèvre [
encabronado
] par le boulot » – la phrase est de l’écrivain colombien García Márquez ? Ces prémices acceptées, maint intervieweur encensera la « courtoisie » de l’interviewé, notable en particulier en ce qu’il ne ménage pas son temps.
Mais ce que Fidel aime le mieux, c’est s’adresser à une foule du haut d’un pupitre couvert de micros. La tribune, a encore écrit García Márquez, « semble être sa niche écologique ». Il aura ainsi parlé, a-t-on calculé, quelque quinze mille heures. Des séances aussi marathoniennes impliquent qu’il pratique l’art de la digression. Et il théorisera également (auprès de Ramonet) la nécessité de la « répétition ». Mais son vrai talent oratoire, observent en substance Fogel et Rosenthal, consiste à toujours retomber sur ses pieds, vers quelque direction qu’il se soit embarqué. L’auteur de
L’Automne du patriarche
a été fasciné par ce tribun : « Il commence avec cette voix presque inaudible, comme brisée, avançant dans le brouillard vers un but incertain. Puis il profite de quelques traînées de lumière pour gagner de l’espace, pied à pied, jusqu’à ce que, en une grandeenjambée, il se rende maître de l’attention », a écrit « Gabo ». Et d’ajouter : « Alors, il s’établit entre lui et son public un courant réciproque, où les deux s’exaltent ; il se crée entre eux une sorte de complicité dialectique, et cette tension provoque en lui une sorte d’ivresse. C’est l’inspiration, un état de grâce irrésistible, nié seulement de qui n’a pas eu la gloire de le vivre. »
Un jour, en 1985, il a cessé de fumer son célèbre cigare Cohiba privant lui-même et Cuba d’une belle image de marque. On a assuré que c’était sur ordre de la Faculté. Lui a dit que c’était pour exercer sa volonté et que cela ne lui a rien coûté. Il s’est mis, vers cette époque, à suivre un régime pour ne pas être obèse. Car, au tournant des années 1970-1980, il était devenu imposant : « Un Jaurès en treillis », avait écrit un journaliste du
Monde
, en référence moins, certes, à une proximité idéologique avec le socialiste démocrate français qu’à une tendance partagée à être aussi large que haut. Il a dû se mettre aux filets de poisson et à la salade bouillie. Faisant parfois une entorse en humectant son thé de rhum ou en s’offrant un Martini. On imagine le sacrifice ainsi représenté pour cet amateur de fines recettes, si passionné par le fromage qu’il a tenté d’imiter des variétés françaises avec le lait de ses chères vaches ; lui qui était resté ami du nonce M gr Zacchi à une époque où tout allait mal avec l’Église catholique parce que le prélat lui avait appris des recettes de spaghettis ; lui qui pouvait avaler dix-huit boules de glace après un bon repas ! Et Fidel a longtemps continué de cuire lui-même les langoustes qu’il offrait à ses hôtes en sa retraite de Cayo Piedras. C’était un élément de ce que maints visiteurs, français et autres, ont nommé sa « simplicité », son « attention à autrui ».
La célèbre barbe, emblème du pouvoir (pour parler sans risque de Fidel, les Cubains portent la main au menton !), a grisonné dans les années 1990. Mais le cheveu reste encore dru et cranté, les traits sculpturaux. C’est que l’homme entretient sa forme. Son sport, c’est la natation, qu’il pratique à Cayo Piedras et sans doute aussi dans une piscine privée. Descendant la mauvaise moitié de la soixantaine, il fait encore de la plongée sous-marine : « Le sel conserve », l’a-t-on entendu dire. À peine la peau commence-t-elle à se parcheminer, les yeux à s’enfoncerun peu dans les orbites, la haute silhouette insensiblement se voûte. Et la tête rentre déjà légèrement dans les épaules, conférant à l’homme une curieuse allure de héron massif. Retrouver les unes que l’hebdo américain
Time
lui a consacrées à quatre reprises, de 1959 aux années 1990, donne la même sensation un peu nauséeuse de passage du temps que de revoir Audrey Hepburn en éclatante Holly Golightly de
Diamants sur canapé
(1961) avant de la retrouver, dans
La Rose et la Flèche
(1976
)
,
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