Fidel Castro une vie
s’appuie sur la mémoire historique d’un pays qui fut rebelle et sur le mythe de l’égalité puissamment tisonné par la Révolution. Cela combiné avec l’existence, vitale pour la survie, d’une culture faite de rock
underground
(le plus populaire en 2012 : Porno para Ricardo), de
reggaeton
salace (l’un des plus récents : « Chupi-Chupi » d’Osmani García), d’étourdissement dans le rap, le funk et la salsa, de
santería
(le vaudou cubain) en passe de redevenir vecteur d’une relance de la conscience « nègre », de « collectifs » jeunes (écologistes, gays, féministes…), de
revival
religieux (protestant, juif…). Et aussi de débrouille (la
lucha
, « lutte »), à base de vols de marchandises dans les entreprises, soutien d’innombrables trafics (ce pourquoi on utilise le verbe
resolver
, puisqu’il s’agit de « résoudre » les problèmes du quotidien), de résistance passive au travail, de « double standard » moral (ce que je dis n’est pas ce que je fais, ce que je fais n’estpas ce que je dis) et de
Radio Bemba
, l’inénarrable bouche-à-oreille national.
D’autres aspects influent en sens inverse. La peur, bien sûr, encore que, inconscience ou désespoir, les jeunes en semblent bien moins imprégnés que leurs aînés. Et aussi cette tendance au « repli sur la bulle domestique », que souligne la blogueuse Yoani Sánchez. Ou encore ceci, sur quoi Sara Roumette jette une lumière vive : un désir éperdu d’autres horizons qui, par-delà tout non-conformisme politique, voire toute nécessité économique, peut incliner au départ une fraction importante de la population jeune. Or, le 15 octobre 2012, le gouvernement a décidé qu’il ne serait plus besoin de visa de sortie pour quitter l’île. C’est là une mesure considérable. Elle peut alléger la pression, de nature surtout socio-économique, qui pèse sur les citoyens. Mais n’expose-t-elle pas l’île à se vider de sa part la plus dynamique ?
Quant à la question de savoir si l’on pourrait relire toute la geste fidéliste à la lueur de la trajectoire de Raúl, la réponse est oui. Prenez un frère aîné charismatique, intelligent, de belle prestance et bon orateur, mais terriblement brouillon, et un cadet d’apparence terne, voix fluette et taille décevante, mais s’étant, quant à lui, d’emblée fixé une orientation idéologique ferme, par ailleurs organisateur méthodique, esprit plus pragmatique, et de surcroît plus insensible encore à toute pitié envers l’adversaire : le tandem peut se révéler indéboulonnable si celui-là, Fidel, si dominateur qu’il soit, a eu la finesse de laisser à celui-ci, Raúl, une part cruciale du pouvoir : la maîtrise de la force armée et de la répression au sein du système. Car on sait cela depuis Machiavel : s’emparer du pouvoir n’est, somme toute, pas chose si malaisée ; mais le garder est une autre paire de manches.
É PILOGUE
F IDEL, DE COMMANDANT À COMMANDEUR
Je pourrais vous refaire le coup du Cid Campeador, dont le cadavre hissé sur un cheval remportait encore des batailles…
Fidel Castro, 2008
« Je connais gens de toute sorte / Ils n’égalent pas leur destin », a écrit Apollinaire. À propos de Fidel Castro, la tentation viendrait plutôt de penser que rien n’était donné pour qu’il connût un destin qui l’égalât.
Cuba : 110 000 kilomètres carrés, six millions d’habitants en 1960 (onze et quelques à présent). C’était étroit pour un tel artiste ! Que n’eût-il fait à la tête d’un pays plus vaste ? Il aurait été contraint de composer davantage, avec des forces intérieures plus complexes ? Sans doute. L’aurait-il pu, avec sa nature entière ? On ne sait. Et si, par absurde supputation, ce pays n’avait pas été une île, un
topos
où le mal-être conduit à s’enfuir par le haut (le mysticisme) ou par les côtes (l’exil), plutôt que de s’opposer ? Aurait-il autant duré ? Le personnage est tellement hors norme que l’absurde peut s’offrir comme grille de questionnement. Et la folie se donner pour élément d’interprétation : combien de fois Fidel n’a-t-il pas été dit dément ? Ce « nous » si souvent employé était-il de majesté ou aux limites de la schizophrénie ? Ou alors n’était-il pas bipolaire ? Avec ses alternances d’exaltation, où tout lui paraissait possible, et de plus rares phases dépressives, où il se demandait, comme en 1993, si sa « carrière » n’avait
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