Fidel Castro une vie
Fidel se lance à corps perdu dans la campagne. Sa défense militante, devant les tribunaux, des déshérités se concentre sur quelques zones populeuses de la capitale. Il multiplie ses prestations sur des radios privées, y dénonçant talentueusement la corruption du gouvernement Prío. Ses philippiques s’ancrent davantage, désormais, dans le vécu des gens ordinaires.
Or, à l’été 1951, un tremblement de terre secoue l’île : Chibás se suicide. Il le fait de la façon la plus spectaculaire : en se tirant une balle dans le creux de l’estomac à l’issue de son émission hebdomadaire sur la station de radio C.M.Q. Il venait juste – c’était un dimanche, le 5 août – de lancer un appel pathétique : « Barrez la route aux voleurs du gouvernement ! Peuple de Cuba, réveille-toi ! Ceci est ma dernière exhortation ! » Et Chibás d’appuyer sur la détente de son calibre 38. Il devait agoniser onze jours. Ses funérailles restent le dernier immense rassemblement avant Castro. L’épisode est demeuré mystérieux. Nul ne s’est préoccupé de l’élucider – ni sous la dictature de Batista, ni après. Le plus probable est que, du fait d’un lâchage
in extremis
d’alliés politiques, le chef des orthodoxes se soit soudain trouvé dans l’incapacité de fournir la preuve, annoncée de longue date, des malversationsdu ministre de l’Éducation de Prío. Avec un sens castillan de l’honneur, « Edy » n’aurait trouvé que cette porte de sortie. Fidel n’a jamais commenté l’événement après sa victoire. Il avait pourtant été au premier rang des honneurs funèbres rendus au désespéré. Mais il est à supposer, connaissant son côté indomptable, que cet acte lui est apparu comme une lâcheté. L’honorable Eduardo Chibás ne figurent pas aujourd’hui au panthéon des « héros » cubains.
Il n’y a, au fond, qu’une seule divinité tutélaire de la Révolution castriste : non pas Marx, mais Martí. Cette personnalité est peu connue en Europe. On croit qu’il fut poète, mais en fait il n’écrivit que quatre recueils, d’une tonalité un peu symbolisante. Son œuvre écrite a été journalistique pour l’essentiel. Mais il fut, surtout, un révolutionnaire professionnel – le premier peut-être de l’histoire, puisque son activité de militant couvre vingt-six des quarante-deux années de sa vie. Elle s’acheva en 1895, au combat contre le colonisateur espagnol. Celui que les Cubains appellent « l’Apôtre » ou « le martyr » eut une seule passion : arracher l’île à la domination de Madrid. Sa crainte obsessionnelle de voir Cuba passer de la couronne espagnole au jeune impérialisme américain se révéla vite fondée. Détail piquant : il passa plus du tiers de sa vie exilé « dans les entrailles du monstre », c’est-à-dire aux États-Unis. Concluant, le 16 octobre 1953, sa plaidoirie après l’attaque de la caserne de la Moncada, Castro s’est écrié : « Cuba, que deviendrais-tu si tu avais laissé mourir ton Apôtre ? »
De fait, des parallélismes, pas tous nécessairement fortuits, sont repérables entre les deux hommes : de la fascination-répulsion envers les États-Unis au débarquement sur une plage à l’est de Cuba ; de la logorrhée (écrite dans un cas, orale dans l’autre) à la vision panlatino-américaine ; des divorces pour raison politique à l’extraordinaire courage physique… Et lorsque Martí semble par avance censurer Castro (« Nous sommes le frein du despotisme futur »), il se trouve toujours un intellectuel organique pour assurer qu’en réalité Fidel n’a fait qu’« accomplir » Martí, en le dépassant.
La mort de Chibás change tout. Ses chances à l’élection de 1952 étaient sérieuses. Même battu, il serait resté une figurecapable de faire hésiter Batista devant un coup d’État, car il aurait pu rassembler les oppositions. Qui peut remplacer au pied levé un chef de la révolution de 1933 ayant gardé fougue et pureté ? Roberto Agramonte, descendant d’un héros de la guerre d’indépendance de la fin du XIX e siècle, qui lui succède, n’en a pas l’étoffe. Castro n’en continue pas moins à préparer son élection. Il consacre du temps à amasser des preuves de la corruption de Prío. Ayant, avec des amis de son Action radicale orthodoxe (ARO), rassemblé une documentation contre le chef de l’État, il porte sa dénonciation au tribunal. Elle commence par : « J’accuse le président… »,
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