Fiora et le roi de France
Agnolo Nardi venu pour affaires. Une chose paraissait
certaine : Fiora se rendait vers cette ville comme vers un ennemi.
Quand,
au bout d’une plaine moirée de longs canaux dont l’eau irisée reflétait le
ciel, piquée de moulins aux grandes ailes, Bruges apparut enfin, Fiora retint
son cheval et s’arrêta pour mieux contempler l’ennemie. Elle dut s’avouer qu’elle
était bien belle, et sa rancune puisa de nouvelles forces dans cette
admiration...
Bâtie
sur l’eau de la Reye et sur un lac comme Venise sur sa lagune, la reine des
Flandres bordait le ciel changeant d’une dentelle de pierre blonde et rose.
Sous la mince tour, un peu penchée, du beffroi où les veilleurs se trouvaient
si haut qu’ils se croyaient à mi-chemin du ciel, ce n’étaient que pignons dorés
dominant superbement les toits de tuiles couleur de chair qui, depuis le règne
du duc Philippe le Bon, avaient remplacé le chaume et le bois pour une
meilleure sécurité. Quant à la ceinture de défense posée sur l’eau profonde de
la rivière, elle se parait de saules argentés, de lierre et de touffes de
giroflées rousses. D’ailleurs, ainsi défendue par les eaux qui l’isolaient de
la terre ferme, Bruges avait à peine besoin de ses murailles.
Dans
le soleil déclinant, l’ensemble vivait, vibrait, chantait comme une forêt à l’automne.
Le spectacle d’une beauté accablante que Fiora jugea insolente. Cette ville, l’une
des plus riches du monde, se permettait en outre d’être l’une des plus
magnifiques, c’était toute la splendeur des anciens ducs de Bourgogne qui s’étalait
ainsi, intacte en apparence. La légende semblait s’être pétrifiée...
– C’est
beau, n’est-ce pas ? hasarda Florent.
– Trop !
Je comprends qu’on ait envie de revenir ici, surtout quand tout vous y pousse.
Mais ce n’est pas une raison suffisante...
Et,
sur cette phrase sibylline qui acheva la déroute intellectuelle du malheureux
garçon, Fiora piqua des deux et fonça vers Bruges comme si elle entendait la
prendre d’assaut. La chevauchée dura jusqu’à la porte de Courtrai, qu’il fallut
franchir à une allure plus paisible. Après quoi, Fiora s’arrêta carrément et, se
tournant vers son compagnon :
– Où
allons-nous à présent ?
– Mais...
est-ce que ce n’est pas vous, donna Fiora, qui devriez me le dire ? J’ignore
tout de vos projets...
– Sans
doute, mais j’ai cru comprendre que vous connaissiez cette ville ? Ce qu’il
nous faut, pour ce soir, c’est un logis, une auberge, une hôtellerie. Je
suppose qu’il en existe ?
– Bien
sûr, et de très bonnes. Maître Agnolo, lui, aime beaucoup la Ronce Couronnée [xiv] qui se trouve
dans la rue aux Laines, la Wollestraat comme on dit ici. Je crois même que c’est
la meilleure.
– Va
pour la Ronce Couronnée ! Prenez la tête, Florent et guidez-moi !
Devant
ce ton sans réplique, Florent pensa qu’il était heureux pour lui d’avoir une
excellente mémoire, car donna Fiora ne semblait pas disposée à lui accorder un
droit à l’erreur. Il retrouva son chemin sans trop de peine, ce qui était
méritoire car Bruges, plaque tournante du commerce de l’Occident septentrional,
grouillait encore d’activités en dépit de la guerre impitoyable que les
vaisseaux français menaient à ses fournisseurs de laine anglaise ou de produits
portugais.
Plus
méritoire encore fut d’arracher au dernier descendant de la dynastie Cornélis
qui, depuis plus de cent ans, veillait au renom de l’hôtellerie, un appartement
digne d’elle pour Mme de Selongey et un logement convenable pour son serviteur.
En effet, le mois d’avril tirait à sa fin et les préparatifs de la fameuse
procession du Saint-Sang, qui avait toujours lieu le 2 mai, retenait à Bruges
bien des voyageurs, sans compter ceux que l’on attendait.
– Je
ne peux garder Madame la comtesse que deux jours, précisa Cornélis. Ensuite, je
devrai la prier de libérer son logis pour un client qui l’a retenu.
– Bien
que ce ne soit, j’imagine, qu’une question d’argent, fit la jeune femme avec
dédain, je pense que deux jours devraient me suffire. A présent, répondez à
deux questions : où demeure la duchesse Marie ?
Les
yeux de l’aubergiste s’arrondirent de surprise :
– Au
Prinzenhof ! Tout le monde sait cela !
– Pas
moi, sinon pourquoi vous poserais-je la question ? Et où se trouve ce...
Prinzenhof ?
– Pas
loin d’ici. Près de
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