Fleurs de Paris
marche hâtive, pensifs tous deux, la tête
penchée comme s’ils eussent senti sur leurs nuques la poigne de la
rousse, ils avançaient sans un mot ; bientôt ils se trouvèrent
à l’entrée du pont d’Austerlitz.
Jean Nib eut une seconde d’imperceptible
hésitation. Il renifla l’air, jeta derrière lui un regard
d’inquiétude, long et profond comme une interrogation de condamné.
Puis il murmura :
– Tant pis ! passons par là !
On remontera par le boulevard de l’Hôpital…
Courbés le long du parapet, ils s’élancent. À
l’autre bout du pont, ils firent halte.
Jean Nib se retourna…
Des voies nombreuses viennent déboucher et se
canaliser sur le pont d’Austerlitz, à l’entrée rive droite.
Notamment le boulevard de la Contrescarpe et le boulevard Bourdon,
lesquels sont riverains du bassin qui, s’alimentant en Seine, va se
perdre sous la place de la Bastille. Le quai Henri-IV est aussi au
nombre de ces voies qui viennent former le carrefour auquel on a
donné le nom de place Mazas.
C’est par cette place Mazas que Jean Nib et
Rose-de-Corail étudiaient de loin, c’est-à-dire de l’autre côté du
pont, dans un intense effort de vision.
À ce moment, par le boulevard de la
Contrescarpe, arriva un homme qui, d’un pas rapide, mais régulier,
alla s’adosser à la station du métropolitain. Cet homme donc, qu’on
eût pris pour un officier retraité, s’adossa aux soubassements du
petit édifice, et, portant à ses yeux une jumelle de nuit, se mit à
inspecter les environs avec une profonde attention…
Presque au même instant, deux ouvriers
charpentiers arrivèrent par le même boulevard de la Contrescarpe et
s’adossèrent à la station, prés du vieux militaire. Puis, ce furent
deux passants armés de gourdins qui, débouchant par le boulevard
Bourdon, se joignirent silencieusement aux charpentiers. Deux
zingueurs, qui paraissaient en goguette et se donnaient le bras,
arrivèrent par le quai Henri-IV, en même temps que deux
chiffonniers, la hotte sur l’épaule et le crochet à la main,
sortaient de l’avenue Ledru-Rollin. Zingueurs et chiffonniers
vinrent s’adosser à la station : en tout, huit hommes dont
quatre s’étaient placés à gauche de l’officier retraité, et quatre
à sa droite ; huit cariatides immobiles et silencieuses ;
pas un tressaillement, pas un geste dans ce groupe formidable
d’immobilité. Des êtres de nuit, dressés au silence, aux longues
marches rampées ou glissées.
L’officier retraité ne les interrogea
pas : du moment qu’ils ne disaient rien, c’est qu’ils
n’avaient rien à dire. Il sondait l’enfilade ténébreuse du quai de
la Râpée ; dix minutes de silence ; les cariatides
étaient de pierre… La brigade de Finot attendait l’ordre de
marche…
Cette brigade qui, à
l’Hôtel des
Deux-Savoies
, était indifférente et eut eu horreur, peut-être,
de faire du mal à l’homme et à la femme qu’elle venait
d’arrêter ; la brigade Finot, parvenue au pont d’Austerlitz,
eût éventré Jean Nib et mordu Rose-de-Corail. Elle frémissait.
Lorsqu’il eut étudié la position, Finot donna
ses ordres :
– Rendez-vous général à la Glacière. Un
homme par le quai d’Austerlitz et le boulevard de la Gare jusqu’à
la place d’Italie. Trois hommes par les boulevards Saint-Marcel et
Arago. Un homme ici pour surveiller le quai. de la Râpée. Les trois
autres derrière moi, par le boulevard de l’Hôpital.
Finot s’avança sur le pont d’Austerlitz, la
tête basse, humant l’air, les dents découvertes par un rictus de
haine, la main crispée sur le casse-tête, les épaules serrées,
d’une marche ramassée prête à devenir un bondissement. Il était
paisible et terrible.
Le pont franchi, il s’arrêta net, tourna deux
ou trois fois sur lui-même, renifla, se baissa, se releva, frappa
du pied, et soudain tomba en arrêt, le nez tourné vers le quai
Saint-Bernard qui longe le Jardin des Plantes et la Halle aux Vins.
Une minute d’attention furieuse, la jumelle de nuit aux yeux, puis
un tressaillement, un grognement bref, un coup de sifflet…
Au coup de sifflet toute la brigade dispersée
se rabattit ; il y eut de silencieuses galopades, puis,
brusquement, les huit hommes, haletants, furent autour du chef. Et
Finot, rudement, prononça :
– Changement de front. Quatre hommes par
le quai Henri-IV et l’île Saint-Louis. Les quatre autres derrière
moi. Rendez-vous général au parvis
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