Fleurs de Paris
HALLALI
Jean Nib et Rose-de-Corail, en quelques bonds,
traversèrent le boulevard de la Chapelle et se trouvèrent dans la
rue de l’Aqueduc.
Bientôt, ils débouchèrent sur le boulevard de
la Villette…
– Où qu’on va ? demanda
Rose-de-Corail.
– Chez un aminche, à la barrière
d’Italie. La rousse va nous refiler à la Chapelle et à Montmartre,
et jusque dans le fond des Batignolles. Nous, on va se tirer par
Belleville, Ménilmontant et Charonne. Puis, par la Grande-Pinte et
les Deux-Moulins, on gagnera la Butte-aux-Cailles…
Autour d’eux, c’était le grand silence hostile
et tragique des boulevards extérieurs, tandis qu’au ciel se
plaquaient des paysages monstrueux de nuées noires déchiquetées,
parsemées de longues bandes de lumière livide.
Ils se remirent en route pour le grand voyage,
le fantastique itinéraire tracé par Jean Nib, l’oblique randonnée
autour de l’énorme Paris.
Comme ils arrivaient au coin du faubourg du
Temple, ils s’arrêtèrent pour renifler dans le vent, avec
l’attitude d’inquiète immobilité du dix-cors et de la biche dans
les fourrés mystérieux, lui, tourné vers le boulevard de
Ménilmontant, elle face au boulevard de Belle-ville.
– Tu vois rien, la gosse ?
– Rien, mon Jean…
À ce moment, ils demeurèrent figés, pétrifiés,
le cou tendu, toutes leurs énergies vitales concentrées dans l’œil
et l’oreille : un coup de sifflet très bref, au fond du
boulevard de la Villette, venait de retentir.
– La rousse ! gronda sourdement Jean
Nib.
D’un même mouvement, ils reprirent leurs
couteaux, qu’ils ouvrirent. À demi penchés, de leurs yeux dilatés
ils sondèrent le canal d’ombre qui s’enfonçait vers la Villette. Et
alors Jean Nib, de sa voix hachée, en grognements brefs coupés de
ricanements, expliqua lumineusement la situation :
– C’est Finot qui est là !…
« On va filer sur la Bastille, et de là
sur Reuilly. Finot patauge dans Charonne. Il en a pour trois mois à
se tenir tranquille. Nous, on va se terrer quelques jours à la
barrière d’Italie, puis on reviendra à Montmartre. Y a pas :
il faut que La Veuve y passe… Es-tu reposée, la gosse ?
– Allons, mon Jean…
Ils descendirent la rue de la Roquette, d’un
pas tranquille, silencieux tous deux, l’oreille tendue vers les
bruits lointains qui grouillent au fond du silence. Comme ils
allaient déboucher sur la place de la Bastille, ils se retournèrent
pour inspecter la voie… La rue était d’une tranquillité sinistre.
Jean Nib sentait une vague inquiétude monter en lui.
– Pourquoi qu’il y a personne ?
gronda-t-il. Pourquoi qu’on voit rien de rien ?…
– Il est tard, mon Jean… l’heure de
l’affût est passée…
– Et moi je te dis que c’est toujours
plein de bandes par ici ; on peut pas faire dix pas sans se
cogner à un lingue… Je te dis que, s’il n’y a personne, c’est qu’on
est prévenu… c’est qu’on a vu la rousse rôder… s’avancer…
Seulement, voilà ! d’où qu’elle avance ?
Filons !
La place de la Bastille formait un lac de
lumière vague et paisible ; ils se mirent à le côtoyer en
rasant les maisons pour faire le tour de la place ; puis ils
pénétrèrent dans la rue de Lyon.
Au moment où ils atteignirent l’embranchement
de l’avenue Daumesnil, soudain, derrière eux, très loin, du côté de
la place de la Bastille, un coup de sifflet très bref, comme celui
qu’ils avaient entendu boulevard de la Villette.
Ils se jetèrent dans une encoignure, se
pétrifièrent.
– Nom de Dieu ! gronda Jean Nib.
– C’est des escarpes qui se
préviennent ! souffla Rose-de-Corail.
– Je le savais bien, que la rousse
rôdait ! En route !…
Ils se jetèrent sur leur droite dans une
petite rue latérale, au lieu d’entrer dans l’avenue
Daumesnil ; encore une fois, Jean Nib changeait de tactique et
d’itinéraire. Il était sombre. Il était inquiet jusqu’au fond de
l’âme. Mais il s’exaltait aussi. L’effroyable randonnée, la fuite
par bonds à travers le Paris de silence et de ténèbres surexcitait
ses nerfs. Il ne pensait pas que Finot fût sur sa piste, mais il se
sentait poussé, traqué, chassé de voie en voie… Éperdument, il
passait une revue rapide des gîtes qu’il pouvait gagner encore.
Coûte que coûte, il lui fallait atteindre la barrière d’Italie,
mais par où ?
Ils étaient sur le boulevard de la
Contrescarpe. D’une
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