Fortune De France
fûmes l’un
et l’autre serrés quand, le jour de mes six ans, je battis François. Mais elle
était fort changée depuis la veille : les murs avaient été blanchis à la chaux,
les planchers lavés au vinaigre, et dans la cheminée, en dépit de l’ardente
chaleur, brûlait’un grand feu où l’on avait jeté des aromates : benjoin,
lavande et romarin. J’y vis aussi deux lits, séparés par toute la largeur de la
pièce, ce qui indiquait que Samson et moi ne devions point, cette fois, coucher
ensemble, comme nous étions accoutumés. Et sur un escabeau, à côté de chacun
des lits, étaient étalés nos habillements du lendemain, parfumés des mêmes
aromates qui brûlaient dans le foyer et, appuyée contre le mur, l’épée courte
que nous n’avions le droit de porter que lorsque nous sortions des murs. Mon
cœur bondit en l’apercevant. Je la sortis de son fourreau et en portai de
grands coups çà et là, pourfendant la peste et ses affreux sicaires, ce qui fit
rire Samson aux éclats, mais sans se gausser, la moquerie d’autrui étant
étrangère à son âme. Après avoir ri avec lui, je soufflai le calel et je
m’endormis comme un sac, sans appréhension aucune, mais tout fier et joyeux
d’accompagner mon père dans les hasards de son entreprise, et fort avide de
voir et d’apprendre des choses nouvelles touchant à mon futur état.
Mon
père nous réveilla le lendemain à la pique du jour, nous apportant à chacun de
ses propres mains un bol de lait chaud, du beurre frais étalé sur un grand
morceau de pain de froment, et une bonne portion de chair salée. Il nous
recommanda de bien manger, et pendant que, chacun assis sur son lit aux deux
bouts de la pièce, nous branlions hardiment des mâchoires, mon père mit le pied
sur un escabeau et dit avec gravité :
— Pierre,
il faut que tu saches, et Samson, toi aussi, que Dieu, ne faisant rien qui ne
soit bon et droit, a donc ses raisons profondes et de nous inconnues pour nous
envoyer la peste. Cependant, Dieu n’agit que par des agents naturels, et contre
ces agents il est licite de se défendre, soit en prévenant leurs effets, soit
en les combattant quand ils sont là.
Il
se redressa, les mains aux hanches, le parler bref et bien articulé.
— Vous
saurez donc, messieurs mes fils, que la contagion de la peste vient à l’homme
de l’air corrompu qui entoure les infects, leur linge, leurs meubles, leurs
maisons, et les rues par où ils ont passé. D’aucuns savants tiennent que l’air
corrompu entre en nous par une vapeur puante. D’autres, par de petites et venimeuses
bestioles, tant petites que l’œil ne les voit point, et qui, pénétrant dans la
bouche, le nez, l’oreille et les pores de la peau, pondent leurs œufs dans le
sang et le gâtent. C’est pourquoi il importe, primo, de bien manger...
— Pourquoi ?
dis-je, la bouche pleine, et tout étonné que ce que je prenais pour un plaisir
fût aussi un remède.
— Pour
ce que les parties nobles du corps, auxquelles le venin s’attache, ne peuvent
se défendre si elle ne sont fortifiées. Car tant que les veines et les artères
ne sont pas encore remplies du nouvel aliment, elles laissent entrer plus
facilement le venin, lequel, trouvant place vide, s’empare des parties nobles
du corps, et principalement le cœur, la poitrine et les génitales. Secundo...
Mais tu as fini de manger, lève-toi, Pierre, promptement, et quitte la chemise.
Ce
que je fis, non sans émerveillement. Mon père prit alors à terre un grand
poilon de vinaigre qu’il avait apporté et, y trempant la dextre, il m’en frotta
les tempes, les aisselles, la région du cœur, les aines et les parties
génitales.
— Ceci,
dit-il, préservera ton corps de l’infection.
— Pourquoi ?
dis-je.
— Le
vinaigre, commença-t-il, allant frotter Samson dans son coin... Mais,
poursuivit-il, que ce petit drole est fort et bien bâti ! C’est merveille
de le voir, à son âge, déjà si bien membré !
Il
s’interrompit, et tournant la tête d’un mouvement vif, il me jeta un regard
pénétrant comme s’il craignait de m’avoir offensé par l’éloge de mon frère.
Mais, à dire vrai, je n’y pensais pas, j’étais tout entier à son sujet, l’œil
et l’ouïe rivés à lui.
— Le
vinaigre, monsieur mon père ? dis-je.
— Oui-da !
Le vinaigre, sache-le, est par essence froid et sec. Or le froid et le sec sont
choses fort répugnantes à la putréfaction. Raison pour laquelle
Weitere Kostenlose Bücher