Fortune De France
s’exhalait de son bubon et de ses charbons
le saisit si fort à la gorge qu’il perdit tous ses sens et tomba en syncope. Eh
bien, monsieur mon fils, poursuivit mon père avec un sourire, vous dépassez
déjà le grand Ambroise Paré, sinon par la science, du moins par le sang-froid.
Quand vous avez abattu ce corbeau, votre main n’a pas tremblé.
Et
il piqua des deux, me laissant tout ravi et réconforté de son grand éloge, car,
à vrai dire, la vue de ce pesteux m’avait d’abord frappé d’une indicible
horreur.
Un
peu avant le faubourg de la Lendrevie, mon père, dont le hongre trottait devant
le chariot (Samson et moi fermant la marche), leva sa main gantée pour nous
faire signe d’arrêter. Puis, se retournant sur sa selle, il m’appela :
— Nous
allons laisser passer à bonne distance cet affreux cortège, me dit-il en
désignant de la main trois chariots remplis de morts qui, venant de la ville,
tournaient devant nous sur notre droite, dans un grand champ où des fosses,
creusées dans la glaise, béaient sous le soleil de plomb.
Sur
les sièges de chacun des chariots étaient assis. immobiles, des hommes vêtus de
casaquins de toile blanche et portant des cagoules. Des crocs emmanchés d’un
long bois étaient couchés sur leurs genoux. Quand le premier chariot prit son
tournant à quelques toises devant nous, je vis que les morts étaient nus, et
jetés pêle-mêle l’un sur l’autre. Même à distance où nous étions, et le vent,
par bonheur, encore dans notre dos, la puanteur était très forte.
— Est-ce
là un nouveau cimetière ? dis-je, étonné.
— Nenni,
mais par temps de peste, il est défendu d’enterrer les morts autour des
églises, pour ne pas infecter la terre sainte. Aussi les met-on dans le premier
champ venu, et dans des fosses.
— À
quoi servent ces crocs aux fossoyeurs ?
— Ce
ne sont pas des fossoyeurs. Les fossoyeurs sont morts aux premiers jours. Ces
hommes en casaquin sont des corbeaux, ainsi nommés à cause de leur croc, par
quoi ils crochent dans les morts pour non pas les approcher trop.
— Dans
la chair même ? dis-je, horrifié. C’est là barbare usage.
— Oui,
certes, mais si on ne le tolérait, on ne trouverait personne. La ville les
recrute à prix d’or.
— D’où
vient que ces corbeaux, eux, ne meurent point ?
— Ils
meurent aussi. C’est pourquoi ils sont payés si cher.
À
cet instant, le corbeau qui, du haut du siège, menait l’attelage du troisième
chariot, l’arrêta, comme il allait traverser la route pour monter le talus du
champ. Ses yeux, à travers les trous de sa cagoule, dévisagèrent mon père, et
tout soudain, lâchant ses guides, il leva le bras droit pour le saluer.
— Adieu,
Moussu lou Baron ! cria-t-il d’une voix forte et allègre.
— Adieu,
l’ami ! Tu me connais donc ?
— Oui-da,
et malgré votre masque ! Je vous ai reconnu à votre hongre pommelé, et à
l’allure. J’ai besogné pour vous comme mercenaire ce printemps passé pour
creuser la route de Mespech à votre moulin des Beunes.
— Et
qu’as-tu fait depuis ?
— Hélas !
J’ai été fort désoccupé, crevant la faim trois mois, et presque aux portes de
la mort.
— Mespech
ne t’aurait refusé ni un croûton ni une soupe.
— Mais
comment les aller quérir ? Mes faibles jambes ne me portaient plus. La
peste, Dieu soit loué, m’a sauvé ! Je mange enfin mon content.
— Combien
te baille la ville pour faire le corbeau ?
— Moussu
lou Baron, c’est merveille ! Vingt bonnes livres le mois, dont j’ai déjà
touché dix. Les dix autres fin juillet, si du moins je suis encore dessus la
terre et non dessous.
Il
rit, puis se signa.
— Mais
je ne me plains pas, poursuivit-il d’un ton joyeux. C’est une grande liesse,
après tout ce que j’ai subi, d’être si riche, de me remplir la panse, de manger
de la chair tous les jours, de boire du vin de Cahors, et même de paillarder
avec les garces lubriques du faubourg de la Lendrevie ! Dieu me pardonne,
j’ai été chaste trop longtemps !
— As-tu
femme et enfants ?
— Nenni.
Je n’en ai jamais eu les moyens !
— Eh
bien, l’ami, je te souhaite prospérité et longue vie.
— La
prospérité, j’y suis. Et la longue vie, je n’y crois point ! dit le
corbeau en riant. Mais chaque jour qui passe est bon à prendre, pourvu que
l’estomac soit plein.
Et
là-dessus, fouettant son attelage avec vigueur, il l’engagea sur le
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