Fortune De France
séparés.
— Le
Seigneur soit loué ! dit Benoît avec un grand soupir. Mon noble cousin,
vous m’avez enlevé un grand poids de dessus le cœur !
— À
moi aussi, dit Michel.
Dès
cette minute, les couleurs leur revinrent, leurs traits se raffermirent et ils
ne firent plus d’autre plainte que d’avoir, par l’étouffante chaleur, à porter,
comme nous trois, gants et masques. Il est vrai qu’au surplus, ils étaient,
comme mon père, armés en guerre avec corselets et morions, ce qui n’ajoutait
pas à leurs aises, la sueur ruisselant le long de leurs joues, bien que le
matin fût jeune encore et le soleil à peine levé. Ils avaient chacun une
arquebuse couchée sur leurs genoux, le canon tourné vers le bas-côté du chemin.
À
deux lieues de Sarlat, en un lieu dit les Presses, nous aperçûmes en contrebas
de la route, alors fort descendante en lacet, et sur la droite, le cadavre d’un
homme nu, étendu jambes écartées sur l’herbe jaune et rase d’un pré. Il était
plus bas que nous d’une douzaine de toises, et bien que le vent portât dans
notre dos, la puanteur qu’il exhalait était insupportable.
— Mes
cousins Siorac, dit mon père, passez sans vous arrêtez. Toi aussi, Samson. Et
attendez-nous au bas de la côte.
Benoît
fouetta nos deux chevaux de trait, et ils partirent au galop, suivis de Samson
sur son cheval blanc. Mon genet noir et le grand hongre pommelé de mon père,
ayant grand désir de les rejoindre, firent quelques difficultés pour s’arrêter,
mais après quelques hennissements, voltes et virevoltes, ils se tinrent
tranquilles et cois, mais tremblant un peu des jambes sur le talus du haut duquel
nous regardions le corps.
— Pierre,
dit mon père, ce malheureux porte sur lui tous les signes de la peste. Je vous
les ai dits. Pouvez-vous les répéter ?
— Oui-da,
dis-je, la gorge nouée et défaillant presque, tant l’odeur et la vue du hideux
cadavre me portaient au cœur. Ce gros apostume qui lui tend la peau de l’aine
droite est un bubon. Ces pustules noires sur le ventre sont des charbons. Et
ces boutons de toutes couleurs sur la poitrine – rouges, azurés et
violets – s’appellent le pourpre.
— C’est
fort bien, dit mon père, qui feignait de ne pas apercevoir mon malaise. Notez
encore que la peau du corps est jaunâtre et mollâtre, le teint livide, les
paupières noires, la face contractée.
Il
reprit :
— « Quiconque
meurt, meurt à douleur », a dit Villon mais un pesteux plus qu’un autre.
— D’où
vient, dis-je avec effort, que cet homme gît là, et non pas dans son lit ?
— Le
mal débute par une fièvre ardente, une grande défaillance du cœur, une enflure
de l’abdomen, un terrible appétit à vomir, et un flux de ventre continuel et
fétide. Et enfin, au bout de quelques heures apparaît une extraordinaire
douleur de tête qui rend le pesteux frénétique, et le pousse à se ruer, dans
son délire, hors de chez lui, et à courre droit devant lui jusqu’à ce qu’il
tombe épuisé.
— Il
est donc tombé là, sans secours, sans ami, nu comme à sa naissance, et il est
mort.
— Il
n’était pas nu. Des gueux de passage l’auront dépouillé. Ceux-ci mourront, et
seront à leur tour dépouillés. La vêture et les linges du mort passeront, hélas,
de main en main, tuant tous ceux qui les auront touchés. C’est ainsi que
l’infection gagne les lieux les plus reculés du plat pays. Mon fils, continua
mon père en changeant de ton, vois-tu ce corbeau qui fait l’insolent sur la
cime de ce châtaignier ? Tue-le, je te prie !
Fort
surpris de cet ordre, mais ne pipant mot, je pris un de mes deux pistolets dans
les fontes de ma monture, l’armai, étendis le bras, retins mon souffle et
tirai. L’oiseau tomba, froissant et arrachant au passage les feuilles déjà jaunies
par la sécheresse. Je rechargeai le pistolet, un peu étonné d’avoir eu à perdre
une balle sur une telle cible.
— Aurait-il
mangé du cadavre ? dis-je.
— Nenni.
Jamais corbeau n’a mangé chair de pesteux. C’est une bestiole trop avisée.
Allons !
Mon
père poussa son hongre sur le lacet descendant de la route, et quand je fus au
botte à botte avec lui, sans marcher plus vite qu’au pas, il dit :
— Ambroise
Paré, le chirurgien du Roi, un fort bonhomme et, comme nous, de la Religion, a
raconté que, voyant pour la première fois un pesteux, soulevant son drap pour
l’examiner, la puanteur fétide qui
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