Fortune De France
on conserve les
herbes et les oignons dans le vinaigre, lequel est, par conséquent, fort
contraire à tout venin, et garde le corps de pourriture.
Ayant
dit, mon père revint vers moi et me passa autour du cou le cordon d’un sachet
qu’il appliqua contre ma poitrine. Il en fit autant à Samson.
— Ce
sachet, dit-il, contient une poudre aromatique qui préserve le cœur.
Habille-toi, Pierre. Toi aussi, Samson. Il est temps d’aller.
Quand
il nous vit vêtus, il sortit deux petits sacs de sa poche, me bailla le premier
et à Samson le second.
— Voici,
dit-il, qu’il faudra pendre à votre ceinture. Ce sont des clous de girofle,
condiment fort coûteux, qu’il vous faudra mâcher continûment tant que vous
serez à Sarlat, et autres lieux infects. Ce faisant, la saine et forte senteur
du clou de girofle remplira les spaciosités vides de votre bouche et de votre
nez, et ainsi la vapeur pestiférée, ne pouvant trouver place pour se loger en
vous, sera repoussée dans l’air extérieur.
Je
regardai et écoutai mon père avec une béante admiration pour son immense
savoir, tout ébahi d’apprendre en si peu d’espace tant de choses si profondes
sur la contagion. Mais à vrai dire, il m’en parlait chaque jour depuis huit
jours, et c’est merveille ce que je savais déjà.
— Et
enfin, Chevaliers, dit Jean de Siorac, voici vos heaumes : un petit masque
de toile imbibé de vinaigre, que chacun portera sur le nez et la bouche dès que
nous quitterons Mespech. Eh bien, messieurs mes droles, poursuivit-il en se
campant devant nous les mains aux hanches, vous voilà armés en guerre contre la
peste ! Et maintenant, allons ! À Dieu vat ! Et que le Seigneur
nous protège ! Dans les fontes de vos selles, vous trouverez l’un et
l’autre deux pistolets chargés, qui ne vous serviront guère contre la maladie,
mais d’aventure, contre la malignité des hommes.
Dans
la cour de Mespech, tout le domestique était là, les yeux agrandis, le corps
figé, nous regardant partir comme s’il ne nous devait plus revoir que pliés
dans nos linceuls et descendus dans la tombe. Sauveterre, dégringolant en crabe
les marches du perron, vint embrasser mon père avec emportement et lui dit à
l’oreille d’une voix basse, où l’angoisse le disputait à la colère :
— C’est
folie ! folie ! folie !
Et
mon père, peut-être pour couvrir ce propos, dit alors d’une voix forte que
lorsque nous reviendrions, Escorgol sonnerait à la volée la cloche de Mespech,
et que nul alors, sur notre passage, ne devrait montrer le nez. En attendant,
de grands feux, comme il avait dit, devraient flamber dans les cheminées, et
les cuves pleines d’eau mises à chauffer, et en quantité suffisante, pour nous
y tremper tous à notre retour, et notre vêture aussi.
Hors
les murs, devant le châtelet d’entrée, les frères Siorac nous attendaient,
assis déjà sur le siège du chariot transportant les quartiers de bœuf, tous les
deux fort pâles, et les lèvres tremblantes. Mon père, levant la tête et
tournant le col, retint un instant sa monture pour faire un petit geste
d’adieu, de sa main gantée, à Escorgol qui, derrière le fenestrou du châtelet, nous
regardait partir, les larmes lui coulant des yeux, ce qui me troubla fort, mais
non pas davantage que l’adieu silencieux de nos gens dans la cour, tant est que
je commençais à avoir enfin une idée plus juste des périls où nous allions nous
jeter.
Le
chariot démarra, et mon père, poussant son hongre pommelé à côté des chevaux de
trait, considéra un moment en silence le trouble des frères Siorac.
— Mes
cousins, dit-il, je me fais du souci pour vous, vous voyant tant travaillés par
l’imaginative, laquelle a si grande seigneurie en nous. Vous tremblez !
Vous vous croyez déjà morts ! Or, sachez-le, en crainte et peur, le sang
se retire du cœur, et le laisse vacant, permettant au venin de la contagion une
entrée plus facile. Ainsi, ceux qui pensent mourir se rapprochent à grands pas
de la mort.
— Je
ne redoute pas tant la mort, dit l’un des Siorac (et quand il nomma Michel,
nous sûmes que c’était Benoît), mais que Michel meure, et que je lui survive.
— Je
pense de même, dit Michel.
— Alors,
rassurez-vous, dit mon père. Vous êtes jumeaux, et vos humeurs sont si
semblables que la contagion ne frappera pas l’un sans frapper l’autre. Ainsi,
vous mourrez ensemble, ou vous vivrez ensemble, et vous ne serez point
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