Fortune De France
ma mère, se
rembrunit et, se levant, dit d’une voix abrupte :
— Barberine,
il serait temps que tu couches les enfants. Ils n’ont que trop veillé.
Barberine
se dressait pour rassembler son monde quand Coulondre ouvrit la bouche comme un
poisson. Cela voulait dire qu’il allait parler, activité chez lui si
inhabituelle qu’elle demandait une certaine préparation, car de sa bouche
ouverte ne sortit d’abord aucun son. Mais personne ne s’y trompa :
Coulondre allait dire tout haut sa pensée. Événement si rarissime que tous les
yeux étonnés se fixèrent sur lui et que Barberine, malgré l’ordre qu’elle avait
reçu, s’immobilisa.
Coulondre
avait posé son bras ou plutôt son avant-bras de fer sur la table pour soulager
l’épaule de son poids. C’était un homme dont le poil, la quarantaine à peine
franchie, blanchissait déjà. Ses traits, dans un visage long comme carême,
étaient tous tirés vers le bas : le coin des yeux, les commissures des
lèvres, le nez. Il avait, à table, une façon à lui de clore les yeux qui ne
donnait guère envie de lui parler. D’ailleurs, personne n’aurait été très
désireux d’ouïr sa réponse. Car lorsque Coulondre Bras-de-fer émettait, non pas
un grognement, mais des sons articulés, ce n’étaient que propos tristes et
calamiteux. La veille du départ de mon père pour la guerre, Cabusse montrant
aux enfants les bâtons à feu, je m’étais exclamé avec enthousiasme :
« Voilà de fières armes, et qui vont occire beaucoup d’ennemis. » Et
Coulondre avait dit : « L’ennemi a les mêmes », avec un regard
et sur un ton qui impliquaient que pas un d’entre eux, mon père compris, n’en
réchapperait.
Tels
étaient la pente et le talent particulier de Coulondre : il dépouillait
l’avenir de tout vestige d’espoir. Aussi, à Mespech, non seulement le
domestique, mais même la frérèche, avaient fini par redouter que Coulondre
s’exhalât en paroles, car ce n’étaient alors que vapeurs de soufre, remarques à
vous brûler le cœur, vérités écrasantes – si grand était son art pour
toujours découvrir et révéler le pire côté des choses.
— Moussu
lou Baron, dit-il de la voix rauque des gens taciturnes, je voudrais poser une
question.
— Pose,
pose, mon pauvre Coulondre ! dit mon père avec son enjouement habituel,
mais néanmoins inquiet, comme nous tous, de ce que notre grand silencieux
allait dire.
— Moussu
lou Baron, reprit Coulondre, est-ce que désormais on fêtera les fêtes des
saints à Mespech comme on a fait jusque-là ?
On
se regarda, et mon père hésitant à répondre, Sauveterre dit d’un ton sec :
— Il
n’y a pas de raison de fêter désormais les fêtes des saints, puisque dans la
religion réformée, nous n’en célébrons pas le culte.
— Je
me le pensais aussi, dit Coulondre d’un ton funèbre, et il ferma les yeux.
Tous
les regards convergèrent vers lui, et un silence désolé s’abattit sur la table.
Il y eut parmi nos gens une telle consternation et un si grand ébahissement
qu’ils ne surent plus – si j’ose dire – à quel saint se vouer. Ils
venaient de comprendre qu’ils avaient perdu, en cette seule soirée, une bonne
cinquantaine de jours chômés par an.
C’est
le lundi 23 décembre dans l’après-midi (ce dramatique entretien est consigné in extenso dans le Livre de raison) que le Baron de Siorac, M. de
Sauveterre, le ministre Duroy et les quatre frères Caumont, dont l’aîné
François était seigneur des Milandes et de Castelnau, firent comparaître devant
eux, en la librairie de mon père, la Baronne de Siorac pour l’instruire dans la
religion réformée et l’inviter à se convertir.
En
bons Capitaines, Siorac et Sauveterre avaient rondement mené l’affaire de la
conversion de Mespech. Avec le brillant sens tactique qu’avait montré Guise à
Calais, ils avaient conquis un à un tous les forts et fortins qui défendaient
la ville avant de porter soudain le gros de leurs forces contre la citadelle.
Mais s’ils avaient cru bénéficier, au surplus, de l’effet de surprise, ils se
trompaient. Car par Franchou – que Barberine, d’heure en heure,
renseignait —Isabelle savait tout des progrès de la Réforme dans nos murs,
et comment son mari, ses fils, sa fille, les frères Siorac, Cabusse et Cathau,
et tout le domestique, hommes et femmes, s’étaient ralliés.
Isolée
et comme cernée de toutes parts par
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