Fortune De France
bout. De ses petites mains
crochant ferme dans la chair blanche, il ferma les yeux et se tint coi en sa
félicité. C’était un spectacle pour lequel, d’ordinaire, je n’avais jamais
assez d’yeux, et je m’aperçus alors que je n’étais pas le seul, le beau sein
gonflé et blanc comme neige de Barberine attirant tous les regards, y compris
ceux de mon père, qui souriait en le contemplant, tandis-que Sauveterre et le
ministre Duroy, les yeux détournés, conversaient entre eux à voix basse.
J’eusse rougi de me rêver, moi déjà si grand drole, à la place de l’enfantelet,
et pourtant je sentais presque le bon lait chaud et sucré couler dans le fond
de ma gorge, et j’enviais au surplus Annet de pouvoir pétrir de ses mains
potelées le beau téton si rond et si gros, moi qui, dans le silence des nuits
amicales, avais découvert ce plaisir avec la petite Hélix, dont, par malheur,
les avantages ne se pouvaient comparer à ceux de sa mère. À la réflexion, je me
sentis fort confus d’avoir, devant une telle assemblée, évoqué en moi-même ces
péchés que je n’avais jamais consenti à dire en confession au curé Pincettes,
de peur que ma mère, en ayant eu par lui connaissance, mît fin à la cohabitation
qui les avait rendus possibles. Dieu merci, maintenant que je m’étais fait
huguenot, ou, comme disaient nos gens, ugonau, je n’aurais plus à me
confesser du tout, ce qui m’ôtait du cœur un poids immense, tant je redoutais
ces entretiens avec Pincettes, son œil allumé, et sa curiosité insatiable.
Je
suis sûr que personne, parmi les assistants, n’osa penser que Barberine
allaitant son petit aurait pu servir de modèle à une statue de la Vierge Marie
et de l’Enfant Jésus, et c’est bien pourtant ce qui me passa par la tête, tout ugonau que je fusse devenu. Mais je n’en soufflai mot, je n’aurais pas
voulu contrister mon père qui, attendant la fin de la tétée pour reposer sa
solennelle question aux domestiques, dit à Barberine, mi-taquin,
mi-sérieux :
— Ma
pauvre Barberine, il me prend grande envie de t’enlever ton collier d’agates
pour bien te montrer qu’il n’est pour rien dans ta lactation.
— Ah !
Moussu lou Baron ! dit Barberine qui, à cette menace, sentit presque son
lait refluer vers sa source, vous n’allez point me faire cela ! Vous me
taririez ! Et mon petit Annet serait tout dépéri !
— Non,
non, dit mon père en riant, je ne le ferai point, ma pauvre ! Garde tes
agates, elles sont si jolies sur ta peau blanche ! (Sauveterre fronça ici
le sourcil.) Et qui sait si ton imagination ne suffirait pas, tes agates ôtées,
à te tarir ton lait ! Bonne nourrice ne doit pas être contrariée, tout un
chacun sait cela.
Comme
il disait, le petit Annet lâcha tout soudain sa proie et, gavé, s’endormit.
Barberine le remit dans les bras de la petite Hélix et replaça le beau téton
dans sa cotte, ce qui, à mes yeux du moins, fit tout d’un coup paraître la
grande salle beaucoup plus triste.
— Eh
bien, mes gens, dit mon père en reprenant sa gravité, revenons à nos
affaires ! Qui ici va se déclarer pour la Réforme ? Parle, Michel
Siorac !
— Je
le veux, dirent ensemble Michel et Benoît Siorac.
— Cabusse ?
— Je
le veux.
— Coulondre ?
— Je
le veux.
— Marsal ?
— Je
le veux.
— Jonas.
— Je
le veux.
— Faujanet ?
— Je
le veux.
Mon
père passa alors aux femmes, dont les « Je le veux » furent beaucoup
moins francs et assurés, du moins quant à Barberine, Cathau et la Maligou, car
pour la petite Hélix (treize ans et demi) et la Gavachette (six ans), tout cela
n’était que bonne farce faite à Pincettes.
La
Gavachette s’étant déclarée, mon père s’avisa qu’il n’avait pas posé sa
question à Catherine qui, étant sa fille, eût dû venir en premier, avant même
les frères Siorac. Catherine avait noté cette omission, et se croyant déjà
bannie de l’amour de son père, pâle et ses yeux bleus tout près des larmes,
elle baissait la tête, ses tresses blondes pendant avec mélancolie le long de
ses joues.
— Eh
bien, Catherine, ma fille, dit mon père avec un bon sourire, je vous ai oubliée
je crois. Mais vous avez entendu ma question : voulez-vous être, comme
votre père, de la religion réformée ?
— Je
le veux, dit Catherine d’une voix tremblante, et elle éclata en sanglots.
Mon
père, qui n’ignorait pas que la raison de ces larmes touchait à
Weitere Kostenlose Bücher