Fortune De France
répandus,
comme vous fîtes, chez les gentilshommes, les bourgeois et le petit peuple, au
risque de gâter et de pourrir de fond en comble la religion chrétienne.
— Quoi !
dit mon père, c’est nous qui pourrissons la religion chrétienne ! Alors
que nous essayons de retrouver la pureté primitive de sa source en abreuvant le
monde de la parole de Dieu ! Cette parole que vos prélats et votre pape
ont presque étouffée sous les additions, les superstitions et les
extravagances !
— Monsieur,
dit Isabelle, ne parlez pas ainsi du très Saint Père, ou je quitterai la place.
— Madame,
dit alors d’une voix douce et grave le ministre Duroy, si vous vouliez bien
user de l’humilité du chrétien, vous iriez chercher la parole de Dieu, non pas
dans la bouche des hommes, mais dans la Sienne, en Ses Saintes Ecritures. Et
vous n’auriez pas alors appelé le pape « le très Saint Père ».
— Et
pourquoi, s’il vous plaît ? dit ma mère avec hauteur, mais assez frappée,
quoi qu’elle en eût, par l’apparence vénérable du ministre Duroy.
— Parce
que le Christ a dit (St. Matthieu, chapitre 23) : « N’appelez personne sur
la terre votre père, car un seul est votre père, celui qui est dans les
cieux. »
C’eût
été bien mal juger ma mère que d’espérer qu’elle pût être écrasée, ou même
ébranlée, par cette objection.
— Mon
humilité à moi, dit-elle en redressant la tête, consiste à ne pas faire fond
sur la faiblesse de mes lumières, à ne pas interpréter, selon ma petite
jugeote, les livres canoniques, et à me reposer, touchant cette interprétation,
sur la sagesse des docteurs de l’Église et des saints prélats qui depuis tant
de siècles ont défini les dogmes et les rites.
— Et,
dit le ministre Duroy, accumulé les erreurs, corrompu et déformé les paroles
divines, et fait boutique et marchandise des sacrements.
— Monsieur,
je ne vous écoute pas, dit Isabelle.
— Il
vous sied bien de parler d’humilité, madame ! dit mon père avec véhémence,
vous qui, depuis le début de cet entretien, bravez votre famille et votre mari
avec un orgueil luciférien ; vous qui avez des oreilles pour ne pas ouïr
la vérité, et des yeux pour ne pas la voir ; vous que j’aime, et que j’ai
priée plus de mille fois, parfois même à mains jointes, dans les nuits où la
pensée insupportable de votre damnation me tenait éveillé, de lire, madame, de
lire, de consentir à lire, ne fût-ce qu’une fois, l’Ancien et le Nouveau
Testament.
Ce
« vous que j’aime » fit pâlir Isabelle et la fit vaciller davantage
que tout ce qui avait été dit jusque-là. Mais elle se reprit presque aussitôt
et dit avec la dernière fermeté :
— Je
lis mon missel romain, et les Heures de la Bienheureuse Marie, car ce sont
livres permis. Mais je ne lirai ni l’Ancien ni le Nouveau Testament, car
l’Église me le défend. Et je tiens pour assuré que, hors de l’Église, point de
salut.
— Que
dites-vous, madame ? cria mon père en pâlissant. Et se tournant vers le
ministre Duroy, il dit avec douleur d’une voix étouffée :
— Avez-vous
ouï ce blasphème ?
— Hélas,
dit Duroy, c’est une rare abomination que de substituer l’Église romaine au
Christ et d’en faire une idole. Madame, c’est hors du Christ qu’il n’y a point
de salut.
Isabelle,
que jusque-là le courroux de mon père n’avait pas intimidée, parut assez
frappée, non par la remarque de Duroy, mais par le manifeste chagrin où ses
paroles avaient plongé son mari. Elle se tut, et il y eut alors une sorte de
pause tacite entre les combattants, comme si chacun d’eux reprenait souffle et
tâchait de se remettre de tous les coups dont il était navré.
Geoffroy
de Caumont prit à son tour la parole. Le plus acharné religionnaire des quatre
frères Caumont, il était prieur de Brive et abbé d’Uzerche, de Vigeais et de
Clairac. Mais en se faisant huguenot, il n’avait pas abandonné pour autant ses
fonctions et bénéfices, convertissant ses ouailles et ses moines tambour
battant, et point par des moyens fort doux. Au physique, c’était un homme de
taille moyenne, aux yeux quelque peu farouches, noir de peau et de poil.
— Ma
cousine, dit-il d’une voix rude, vous pour qui toute tradition est sainte, vous
devriez bien suivre celle des femmes de notre famille et obéir à votre époux.
Vous ne faites point honneur aux Caumont par votre entêtement. Vous êtes
Weitere Kostenlose Bücher