Fourier
des adhésions.
La multitude se promène autour de la salle, et peut, en
un tour ou deux, prendre part à 20 négociations, puisqu’il s’agit d’adhérer ou
de refuser. Dorimon propose une assemblée des abeillistes pour demain à dix
heures. Les chefs de groupe ont pris l’initiative selon les formes usitées. Il
s’agit de savoir si, sur 30 sectaires de l’abeille, on aura une majorité de 16
; dans ce cas la séance est résolue : chacun des sectaires consentants tire sa
cheville au tableau des abeillistes placé en avant du parquet de Dorimon.
Celui-ci tient de même en étalage tous les écussons des groupes qui négocient.
[...]
A l’autre côté de la salle, Araminte fait appel de
rosistes, pour la même heure ; et comme beaucoup de rosistes enrôlés au bureau
d’Araminte, sont de la secte des abeillistes, le premier d’entre eux qui s’en
aperçoit, met obstacle et avise Dorimon. Celui-ci transmet l’avis au
directoire, qui met en échec Araminte et interrompt sa négociation. Les
rosistes sont obligés de fixer quelque autre heure ; la rose n’étant que basse
culture doit céder le pas à l’abeille qui est moyenne culture 16 .
Fourier, comme on peut le constater, ne dédaigne pas toujours la
veine parodique : la Bourse harmonienne, avec ses usages ésotériques et ses
cabales anodines, n’est autre que la Bourse monétaire du monde civilisé
renversée à de bonnes fins. La formation quotidienne, par consentement mutuel,
de centaines de groupes de travail permet ainsi que le travail s’accomplisse en
l’absence de toute contrainte. La Bourse constitue donc pour Fourier l’un des
principaux facteurs de conciliation entre les faux ennemis que sont travail et
plaisir.
Certains travaux d’envergure, trop ambitieux pour une seule
Phalange, supposent la création de nouvelles armées industrielles qui remplaceraient
les troupes belliqueuses de la Civilisation : ces armées harmonieuses et
productives parcourraient le monde pour creuser les canaux, construire les
ponts, assécher les marais, irriguer les déserts et reboiser les flancs de
colline ravagés. Elles seraient entièrement constituées de volontaires, hommes,
femmes ou enfants. Leurs campagnes s’accompagneraient de grandes festivités, de
célébrations amoureuses et gastronomiques, ce qui rendrait aisé le recrutement
: les Harmoniens rivaliseraient pour faire partie de ces armées pacifiques et
changer la terre en jardin d’abondance. Grâce à elles, les isthmes de Suez et
de Panama seraient ouverts à la navigation, les calottes glaciaires réduites,
et la plus grande partie de la surface terrestre affectée à la culture. La
pensée de Fourier sur le travail, qui s’enracine dans une réflexion sur la
productivité des travailleurs motivés, culmine ainsi en la vision d’une planète
transformée, entièrement remodelée par l’homme en fonction de ses besoins
propres.
III
Quiconque considère l’organisation du travail de Fourier d’un
point de vue sceptique, civilisé, en concevra naturellement un certain nombre
de questions et de critiques. A supposer que l’on admette l’hypothèse de base,
la possibilité même de rendre attrayant le travail, il n’en reste pas moins que
la théorie se fonde sur des présupposés douteux : où est-il prouvé que les gens
qui aiment quelque chose aient forcément envie d’en être les producteurs ?
Est-il vrai, comme le voudrait Fourier, que tous les amateurs de fruits, ou ne
serait-ce que la majorité, soient attirés par l’arboriculture ? Fourier
reconnaît lui-même qu’en civilisation, qui aime déguster les douceurs « méprise
et fuit le travail champêtre qui les produit et le travail culinaire qui les prépare
». Mais, dit-il, en Harmonie, où le travail de production et de préparation
sera incomparablement plus agréable, l’amour de la production et de la
préparation ira nécessairement de pair avec l’amour de la dégustation. C’est
ainsi que dans la Phalange la gourmandise ferait « naître l’attraction
industrielle ». Soit. Mais il s’agit davantage ici d’une affirmation que d’un
argument 17 .
Il arrive aussi fréquemment, si ce n’est de façon véritablement
convaincante, que l’on fasse valoir à Fourier les inconvénients de courtes
sessions de travail. Si les Harmoniens changent d’activité aussi souvent qu’il
le suggère, n’en résultera-t-il pas une gigantesque perte de temps ? Fourier,
comme à son habitude, anticipe et pare
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